Visibilité des pubs vidéos : les annonceurs en demandent-ils trop ?
Exit le standard de visibilité de l'IAB de 50% de la création vue plus de 2 secondes. L'exigence des marques, de plus en plus nombreuses à réclamer du 100% visible et vu, alarme les éditeurs et spécialistes de la vidéo en ligne.
L'épisode se passe au printemps 2017. Au cours d'une de ces soirées de networking dont le monde de la pub online français a le secret, le responsable marketing d'un géant de la grande conso confie son désarroi à un prestataire. Il n'arrive plus à diffuser son dernier spot vidéo sur Internet ! La faute à un cahier des charges bien trop contraignant pour la majorité des régies présentes en France… qui préfèrent donc passer leur tour.
Le standard de visibilité érigé par l'IAB prend la poussière
Il faut dire qu'avec un brief qui stipulait ne vouloir payer que pour les spots atteignant 100% de la surface visible et 75% de complétion, cet annonceur avait mis la barre plutôt haut.
Si tous ses homologues n'ont pas un tel niveau d'exigence, l'épisode est révélateur : les acheteurs ont considérablement durci les conditions de diffusion de leurs campagnes. Le standard de visibilité érigé par l'IAB –que 50% de la création soit vue plus de 2 secondes – prend la poussière et chaque agence préfère désormais venir avec ses propres guidelines.
La bascule s'est sans doute opérée courant 2016. "Group M a mené la charge avec une norme internationale très dure qui, pour l'achat d'un pré-roll de 15 secondes, requiert désormais 100% de la taille du player vu, l'activation du son par défaut et un taux de complétion de plus de 50%", se rappelle Antoine Ripoche, patron du DSP vidéo Yume. Les branches médias du reste du "Big Four" (WPP, Publicis et Havas) ont suivi.
"On peut estimer que le job n'est pas fait au bout de 2 secondes de vidéo vue"
Explications d'un des intéressés. "Nous sommes de plus en plus challengés par les annonceurs lorsque nous leur proposons les standards de l'IAB, car ils estiment que la durée de l'engagement est trop pauvre", justifie Géraldine L'Hénaff, directrice générale adjointe de GroupM. "Difficile de leur donner tort, abonde Nicolas Blanc, directeur de l'activation digitale de KR Media. Car on peut estimer que le job n'est pas fait au bout de 2 secondes de vidéo vue."
En France, GroupM confie avoir négocié trois grilles d'achat avec les principaux acteurs de la vidéo en ligne : un CPM sans garantie visibilité, un CPM visible selon les standards de l'IAB et un CPM visible selon les standards de Group M. Plus les conditions sont exigeantes, plus le CPM est élevé, nous assure-t-on.
"Le critère de la visibilité est amené à devenir un critère d'achat à part entière comme c'est le cas aux Etats-Unis où notre agence trade sur la base d'un CPM visible depuis deux ans", précise Géraldine L'Hénaff. Ce modèle d'achat au CPM visible (VCPM) reste toutefois encore à la marge dans l'Hexagone. "Peu d'annonceurs sont assez matures pour l'accepter", de l'aveu de Géraldine L'Hénaff. "On ne peut pas faire une campagne en n'achetant que du garanti", confirme Nicolas Blanc. Et le désarroi de notre gros annonceur cité plus haut en est le meilleur des exemples.
Du désarroi, on commence également à en avoir côté "vendeurs" face à ce durcissement des conditions de marché. Il faut dire que le timing pourrait être meilleur alors que le directeur général d'Advideum, Matthieu Le Cann, s'inquiète de l'inflexion récente de la croissance après des années de hausse à deux chiffres. "Si on exclut Facebook et Youtube du scope, le marché de la vidéo en ligne a reculé de plus de 10% sur les deux premiers mois de l'année selon les résultats du SRI." Et à le croire les garanties demandées par les annonceurs n'arrangent rien.
"On demande du 100% sur cible, 100% vue, 100% visible, 100%...sur tout et on en perd de vue l'objectif principal d'une campagne qui est de vendre un produit ou un service", pointe Matthieu Le Cann.
Une hausse des exigences... mais pas des CPM
La situation devient d'autant moins tenable que ces exigences nouvelles ne sont pas toujours assorties d'une hausse des CPM payés. La faute sans doute à un malentendu. "Les négociations ont toujours pris en compte le fait que les annonceurs payaient une part de non visibilité", rappelle Matthieu Le Cann.
Pour accéder à la "crème de la crème", ils doivent donc accepter de saler l'addition… mais ne sont manifestement pas toujours prêts à le faire. Certains se contentent d'appliquer les CPM négociés de longue date mais uniquement aux impressions réellement vues. "Je reçois de temps en temps des demandes à 100% de complétion, visibilité et 8 euros du CPM. Ce n'est pas rentable pour moi", confie Alexis Marcombe, directeur général délégué au digital de Figaro Médias.
L'éditeur quse retrouverait à terme amputé de 20, 30 voire 40% de ses revenus
Le basculement vers le modèle du CPM visible s'accompagne donc d'une perte de valeur pour l'éditeur qui se retrouverait à terme amputé de 20, 30 voire 40% de ses revenus, selon le nombre d'impressions "non vues" au regard des critères de l'agence. Internet pâtirait de son hyper mesurabilité.
Les racines du "mal" sont nombreuses. D'abord, les dérives de certains éditeurs qui, alléchés par des CPM 10 fois plus élevés que sur du display traditionnel, ont usé le format jusqu'à la corde, avec pour les plus "insouciants" jusqu'à 7 formats vidéos par page (autoplay, in-read, bandeau en haut et en bas…) et des performances pas terribles. Ensuite l'arrivée des solutions d'audit comme IAS, Moat ou encore Meetrics qui ont, de l'avis de Matthieu Le Cann, joué aux "pompiers pyromanes" en multipliant les études anxiogènes. Pour toutes, un même constat : les annonceurs gaspillent leur argent sur une majorité de publicités non vues… Ces derniers, bien décidés à ne plus se faire léser, ont donc décidé de serrer les cordons de la bourse.
L'autre explication tient à l'évolution de la sociologie des acheteurs. Les agences se sont en effet restructurées à mesure que le digital pesait de plus en plus dans la balance. à la clé, la création de pôles multi-screen qui achètent de la TV et de la vidéo en ligne… et donc l'arrivée d'une nouvelle typologie d'acheteurs à la table des négociations. "Aujourd'hui 95% des acheteurs de vidéo online viennent du monde de la TV, estime Antoine Ripoche. Et leurs exigences sont plus fortes que leurs prédécesseurs."
C'est d'autant plus paradoxal que sur leur canal d'achat historique, la TV, ils ont une foi aveugle dans le GRP…. De sorte que l'on a d'un côté, le sacro-saint panel de 3 000 à 5 000 personnes que nul ne remet en doute, et de l'autre, un univers où tout peut être traqué, au sein duquel les acheteurs veulent aller beaucoup plus loin. Une schizophrénie qu'Antoine Ripoche ne manque lui aussi pas de pointer: "L'annonceur ne se demande pas si le contact touché en TV a vraiment vu la publicité ou s'il a quitté son écran le temps de la coupure publicitaire." Une question qui ne semble en revanche jamais le quitter lorsqu'il arbitre ses investissements online.
Entre GRP et CPM visible, des acheteurs schizos
Les agences ont, elles aussi, œuvré pour déplacer les investissements TV vers la vidéo en ligne, notamment pour booster l'incrémentalité des campagnes en touchant des gens qui ne regardaient pas la télévision. "Le problème c'est qu'elles ont voulu recourir au même étalon qu'en TV, le GRP, pointe un spécialiste. Une unité de valeur qui, convertie en CPM, valorisait 1 000 impressions pub vidéo entre 4 et 5 euros." Intenable pour des éditeurs qui vendent rarement à moins de 10 euros du CPM. Depuis sa création, la vidéo en ligne est utilisée, analysée et comparée à l'aune de la publicité TV. Mais en matière de suivi des performances, le parallèle n'est pas tenable selon Matthieu Le Cann. "Pourquoi comparer un flux linéaire qu'on subit avec un autre qui est plus interactif et skippable", s'étonne-t-il.
Enfin, cette porosité croissante entre le monde de la TV et celui de la vidéo en ligne a une autre conséquence. Par manque de moyens (parfois par manque de maturité), beaucoup d'annonceurs se contentent de décliner sur le Web une version à peine raccourcie de leur copie TV. "Les annonceurs n'ont pas encore tous compris qu'il était indispensable d'investir, en parallèle, dans des jeux de création adaptés au Web et plus particulièrement au mobile", regrette Franck Lewkowicz, DG de Quantcast.
C'est évidemment problématique dans la mesure où les usages diffèrent beaucoup entre les deux canaux. Le web est devenu le temple du snacking vidéo là où la télévision s'inscrit dans un temps plus long. "Le temps moyen de visionnage d'une vidéo sur Internet est de 1 minute 30 environ, rappelle Alexis Marcombe. Difficile dans ces conditions de proposer un préroll publicitaire qui dépasse les 30secondes." Alors qu'en TV, le spot pub avoisine plus souvent les 45 secondes.
Il est d'autant plus important de limiter la durée du spot vidéo online que celui-ci embarque beaucoup de wrappers qui mettent du temps à se charger (pour la DMP, les outils d'attribution et de mesures…). "On se retrouve avec une publicité qui incorpore jusqu'à 15 acteurs qui font une requête et impactent donc son temps de chargement", détaille Alexis Marcombe. Et in fine, évidemment, son taux de visibilité. Lassé d'attendre, l'utilisateur skippera la publicité voire même sortira carrément du contenu.
"Dans plus de 70% des cas, les éléments de la copie TV sont repris comme tels"
Exemple avec ce patron de média français qui raconte avoir reçu un coup de fil affolé d'une agence qui le menaçait de couper les cordons de la bourse car le taux de complétion de la campagne était de moins de 30%. "Cela m'a tout de même étonné car la moyenne est de 70% sur notre site", se rappelle notre éditeur. Après une brève enquête, il s'avèrera que l'agence en question avait décidé de proposer une création de plus d'une minute et qu'elle avait en prime oublié de capper sa diffusion.
"Dans plus de 70% des cas, les éléments de la copie TV sont repris comme tels, estime Sylvia Tassan Toffola, directrice générale déléguée aux opérations commerciales de TF1. Sur mobile et sur PC, c'est très pénalisant pour les performances de la campagne." Chez TF1, on a donc décidé de prendre le problème à bras le corps en mettant en place un système de bonus pour les clients qui envoient une copie de 10 secondes sur mobile. à la clé de l'inventaire proposé gratuitement.
Côté agence, on semble également vouloir mieux éduquer les clients. "Nous avons notre part de responsabilité sur le sujet et devons accompagner les marques vers de meilleures pratiques", concède Nicolas Blanc. Un aveu qui ne manque pas d'interpeller Matthieu Le Cann. "Est-ce à l'éditeur de pâtir financièrement d'une publicité vidéo non attractive ?", s'interroge-t-il. La question semble d'autant plus légitime qu'elle ne se pose pas pour des acteurs comme Facebook et Youtube sur lesquels les agences ont peu de prise, du fait de leur force de frappe. Ces derniers captent d'ailleurs une part croissante des investissements. "Facebook est le gagnant de 2016 et peut représenter jusqu'à 30% du budget d'un client", avoue d'ailleurs Nicolas Blanc.
A en croire Alexis Marcombe, le marché élude les vrais problèmes. "La visibilité est un critère nécessaire mais pas suffisant pour valoriser les inventaires les plus qualitatifs", estime-t-il. Qualité du contenu vidéo associé et contexte de diffusion doivent être pris en compte, la visibilité ne pouvant être le seul juge de paix. Et c'est d'autant plus vrai qu'on observe encore des écarts significatifs entre les différents outils de mesure. "Pour une même campagne deux outils peuvent observer des écarts de plus de 40%", illustre Matthieu Le Cann.
Repenser les critères de l'IAB ?
Une fois le diagnostic posé, reste la question du remède. "C'est compliqué pour les éditeurs de structurer une offre commerciale face à un marché qui multiplie les standards", reconnaît Nicolas Blanc. Et de formuler une proposition: "érigeons l'IAB en juge de paix… mais avec des critères durcis." Vincent Salini, directeur délégué aux activités digitales du Monde, pointe lui aussi cette absence de normalisation. "On a une norme qui est discutable mais qui a le mérite d'exister… On devrait s'assurer que les acteurs sont en phase avec cette mesure", juge-til. L'enjeu pour Matthieu Le Cann c'est de "trouver un indicateur commun à toutes les régies permettant de prouver à un annonceur l'efficacité pour ses ventes." Car c'est bien là, la finalité de leur campagne…