Fin des cookies tiers : Privacy Sandbox de Google ne convainc personne
Les experts consultés pointent de nombreuses inconnues et insuffisances et ne seraient pas surpris si le délai de cet été pour la mise à disposition de la solution était revu.
Dans le package "Privacy Sandbox", en développement chez Google pour remplacer les cookies tiers, beaucoup d'inconnues restent à l'ordre du jour et le processus patine face aux nombreux défis à relever, dont le ciblage, le reciblage et la mesure de campagnes publicitaires sur le web et l'in-app. Au fur et à mesure des tests menés avec des développeurs de l'adtech, on apprend que des fonctionnalités manquent, certains outils centraux comme Fledge (pour le reciblage) ne sont pas encore au point et l'ensemble ciblage-reciblage-mesure perdra énormément en précision. Cerise sur le gâteau, il n'y a pas encore consensus sur le fait que la vie privée des utilisateurs sera davantage respectée. La preuve en est que Topics, la composante la plus avancée de la Privacy Sandbox, dédiée au ciblage, a été récemment rejetée par le World Wide Web Consortium (W3C), organisme garant des standards du web.
D'après le calendrier de Google, toutes les composantes de la Privacy Sandbox seront mises à disposition du marché dès l'été 2023, un an avant la suppression des cookies tiers, programmée pour le troisième trimestre de 2024. Mais au vu de l'état des tests et des difficultés que nous vous présentons ici, la possibilité qu'une nouvelle date soit proposée pour le lancement généralisé de la Privacy Sandbox est de plus en plus anticipée par le marché
Fledge, pour le reciblage
Fledge, l'API de reciblage, considérée comme étant la plus importante et lourde à mettre en place par l'industrie de la publicité, est loin d'avoir fait ses preuves à cinq mois de sa mise à disposition théorique. Ce qui ressort des rares tests réalisés par le marché, dont notamment ceux de Criteo, est que la solution n'est pas encore suffisamment complète pour être correctement évaluée. "Les API de mesure n'étant notamment pas finalisées, impossible pour l'instant de comparer les performances de Fledge avec les cookies", explique Damien Mora, VP opérations et tech chez Biggie Group. Sans compter que la majorité des adtech traînent les pieds pour réaliser ces tests qui impliquent beaucoup de ressources humaines à temps complet.
Dans Fledge, le reciblage se fera par groupes de centres d'intérêt, et non plus à l'échelle de chaque individu. L'éditeur du site d'attribuera des centres d'intérêt à l'internaute sur le navigateur en fonction de son comportement ou lorsqu'il réalisera un achat ou cliquera sur une publicité. Le même publisher pourra ensuite réengager ces groupes d'intérêt lorsque les utilisateurs associés visiteront d'autres sites. Cela sera possible parce que Fledge intègre un volet de gestion d'enchères, l'annonceur devant communiquer à l'API toute sa stratégie de bidding, dont le prix maximum et le DSP qui l'opérera.
Chrome s'occupe donc de tout, ce qui pose un sérieux problème. "Criteo dans ses commentaires a proposé qu'il y ait un serveur tiers, légitime et neutre, qui assume cette gestion. Mais pour l'instant c'est le statu quo", rappelle Damien Mora. Mais ce n'est pas tout : "Pour chaque internaute associé à un groupe d'intérêt, l'annonceur ne pourra plus changer de DSP s'il le souhaite. Google étant souvent la tête de liste, le autres DSP du marché seront fortement pénalisés", analyse un professionnel d'une adtech de premier plan préférant rester anonyme.
Topics, pour le ciblage
Topics est l'API qui va gérer la segmentation des internautes par centres d'intérêt, déduit de leur historique de navigation. C'est Chrome là encore, et non plus les éditeurs ou l'adtech, qui attribuera et centralisera ces informations sur la base de 350 thèmes, dont la pertinence business est déjà contestée par une partie du marché. Seul un topic, parmi les cinq qui ressortent le plus de la navigation de l'internaute chaque semaine, sera partagé avec l'industrie publicitaire pour un site donné.
Mais ce qui pose problème surtout est que l'analyse se fera par nom de domaine et non par url, rendant très improbable le classement de sites généralistes. "C'est une perte de qualité considérable : on saura que ces sites auront été visités mais sans aucune idée des sujets consultés. A l'inverse, les sites très verticaux risquent d'être neutralisés par les sites généralistes : l'acheteur média manquera l'opportunité de toucher par exemple une personne qui adore la cuisine végétarienne si cette même personne visite également des sites comme YouTube ou Amazon", explique Nicolas Tastevin, chief data scientist chez Weborama. Il faudrait a minima que le maillage se fasse par sous-domaine. Topics ne sera donc certainement pas employé de manière isolée par l'industrie mais en tandem avec d'autres solutions, comme le ciblage contextuel.
Côté privacy, c'est le point mort puisque Topics a été récemment rejeté par le TAG, le groupe de travail du W3C dédié à l'architecture web, pour qui le navigateur maintiendra avec cette API "le statu quo de la surveillance inappropriée sur le web". Interrogé par le JDN, Google ne change pas de cap. Par ailleurs, le lancement mondial des tests de la Privacy Sandbox sur Android le 14 février n'est pas de nature à changer cette situation, puisque sur l'in-app Google n'a pas à composer avec une instance servant à produire des standards, comme c'est le cas avec le W3C pour le web.
API de mesure et d'attribution
A ce jour, selon l'Alliance Digitale, cinq API différentes sont dédiées au reporting des campagnes, dont les deux API d'attribution (ARA). Mais de nombreux besoins restent sans solution pour le moment, comme la mesure du niveau de fraude, de l'attribution cross-device ou de la brand safety.
Pour compliquer les choses, la solution d'attribution de Google risque elle-même de disparaitre juste après son lancement. La raison est qu'une alternative commune à tous les navigateurs est à l'étude au sein du W3C, dans le cadre du groupe de travail PAT (pour Private Advertising Technology) dont Google fait partie. "Google nous dit de tester ARA et que potentiellement dans une version ultérieure ils feront migrer ARA vers la solution qui émergera du PAT. Sauf que tous ces tests et intégrations impliquent énormément de ressources et des coûts importants pour les différents acteurs de l'adtech. On ne peut pas monopoliser ces ressources indéfiniment pour implémenter des solutions vouées à disparaître : souvenons-nous de l'épisode FLoC (API qui a précédé Topics et disparue depuis, ndlr)", analyse notre spécialiste anonyme.
Se pose également la question de la collecte du consentement des internautes pour l'accès à leurs données personnelles, aujourd'hui opérée par les éditeurs de site : "Comme sur Privacy Sandbox toute la collecte de signaux comportementaux se fera au niveau du navigateur, la question se pose de savoir si Google sera vraiment légitime pour collecter et héberger le consentement des utilisateurs", s'interroge Paul Leperchey, head of data chez Publicis Media. L'expert rappelle d'ailleurs que si chaque navigateur se met à imposer des outils publicitaires différents, le travail des acheteurs médias deviendra beaucoup plus complexe au détriment de la recherche des performances pour les marques.
"A ce stade, les trois principales applications de la Privacy Sandbox offrent à l'open web une précision très dégradée comparé au système actuel. Or, la situation ne sera pas du tout la même dans les propriétés de Google (comme Gmail et YouTube par exemple, ndlr), où on continuera de proposer du ciblage déterministe sur les logués avec une data ultra persistante cross-device, cross navigateur et cross OS. Cela induira inévitablement un renforcement de la position dominante de Google, le tout sous couvert de privacy", analyse Jean-Baptiste Rouet, head of digital innovation chez Publicis Media, où les premiers tests des cas concrets de campagnes commencent à peine à démarrer sur Fledge.