Fayrouze Masmi-Dazi (Dazi Avocats) "Pour la première fois les annonceurs et les agences pourront réclamer des dommages et intérêts à Google, en plus des éditeurs et de leurs régies"

En condamnant Google pour des pratiques anticoncurrentielles toujours en cours dans les technologies publicitaires des deux côtés de la chaîne, la CE réalise une première mondiale, explique Fayrouze Masmi-Dazi.

JDN. La Commission européenne (CE) a condamné Google pour pratiques anticoncurrentielles dans les technologies publicitaires, une décision qui va beaucoup plus loin que celle prononcée par l'Autorité de la concurrence française en 2021. Qu'est-ce que cela a comme conséquence en Europe ?

Fayrouze Masmi-Dazi. © Dazi Avocats

Fayrouze Masmi-Dazi. Cette décision a une importance majeure puisque pour la CE les pratiques anticoncurrentielles de Google dans le secteur des technologies publicitaires ont affecté toute l'Union européenne (UE) depuis 2014 et sont toujours en cours, y compris celles condamnées par l'Autorité française de la concurrence (AdlC) en 2021. Cela vient donc tout d'abord conforter les acteurs - éditeurs et fournisseurs de technologies publicitaires - qui demandent réparation auprès de juridictions sur le fait que les pratiques sont toujours en cours et qu'elles affectent toute l'Europe.

Un autre point majeur de cette décision est le fait que pour la CE les pratiques abusives ont lieu aussi bien dans les outils servant les éditeurs que dans ceux servant les annonceurs. C'est une première mondiale car à ce stade, seules les pratiques relatives au sell side avaient été sanctionnées. Il faudra néanmoins attendre la publication de la décision pour en mesurer l'étendue et la profondeur. Cela signifie également que pour la première fois les annonceurs et les agences pourront eux aussi réclamer des dommages et intérêts en réparation des pratiques anticoncurrentielles de Google, en plus des éditeurs et de leurs régies, sur la base de ce que la décision (lorsqu'elle sera publiée) révèlera des pratiques sanctionnées. Jusqu'à présent, les procédures américaines avaient révélé des indices particulièrement évocateurs de possibles pratiques anticoncurrentielles coté achat, mais aucune autorité ne les avait encore sanctionnées.

La CE demande à Google de formuler des solutions visant à "mettre un terme à ses conflits d'intérêt inhérent tout au long de la chaîne". Peut-on aller jusqu'à un démantèlement ?

Il faut noter tout d'abord que contrairement à Chrome ou Android, ce qui est en cause ici c'est l'intégration verticale des éléments du stack publicitaire de Google, qui résulte principalement d'une acquisition : celle de Double Click for Publishers. Il ne s'agit pas d'un produit fondateur de Google, mais d'une construction que l'on pourrait supposer plus détachable, plus cessible. Sur le plan procédural, il est assez rare que la CE offre un délai à l'entreprise après une sanction afin de déterminer les mesures correctives. Google dispose de 60 jours pour proposer des remèdes.

Au niveau européen, il sera certainement tenu compte a minima des engagements pris par Google en 2021 vis-à-vis de l'AdlC, qui n'ont manifestement pas permis de faire cesser les pratiques anticoncurrentielles. En outre, fait inédit, la discussion sur les remèdes a lieu alors même que commence aux Etats-Unis le procès sur les remèdes à adopter par Google pour corriger les pratiques anticoncurrentielles dans l'adtech pour lesquelles l'entreprise a été condamnée le 17 avril – coté éditeurs uniquement.

Aux Etats-Unis, le ministère de la Justice et les Etats coalisés demandent la cession d'une partie du stack publicitaire (AdX voire DFP) parmi d'autres mesures visant à supprimer les pratiques d'autopréférence, de ventes liées, les avantages liés à l'accès privilégié à la donnée tout au long de la chaine de valeur, notamment dans le contexte de l'intégration de l'IA générative par Google dans tous ses produits et services et à éviter toute représailles et contournement. Cette demande de cession est en phase avec ce que la CE avait déjà envisagé pour Google dès 2023, quand elle lui avait envoyé sa notification de griefs, ce qu'elle continue de considérer manifestement parmi les solutions sur la table. De son côté, Google s'oppose aux Etats-Unis à la cession et propose une série de mesures, telles que la contractualisation séparée pour accéder à AdX et DFP, l'accès à AdX, l'accès des concurrents aux enchères en temps réel, la fin des restrictions techniques, la fin du first et last look…. La phase de plaidoirie du procès sur les remèdes aux Etats-Unis commence bientôt, le 22 septembre.

Google a déjà annoncé qu'il va faire appel. L'appel peut-il être suspensif ?

En principe, l'appel devant le Tribunal de l'UE (TUE) n'est pas suspensif, Google devra s'acquitter de l'amende de près de 2,95 milliards de dollars que lui impose la CE. La question des remèdes est plus épineuse. Ce qui est sûr : contrairement à sa position devant l'AdlC en 2021, où Google n'avait pas contesté les pratiques, Google a manifestement décidé de combattre cette décision. Après le Tribunal de l'UE, un recours peut être formé auprès de la Cour de justice de l'UE (CJUE). Il peut se passer une dizaine d'années avant que la décision de la Commission soit définitive, c'est-à-dire insusceptible de recours.

Cela n'empêche pas les victimes - éditeurs, régies, annonceurs, agences, fournisseur de technologie publicitaire - d'introduire des actions en réparation devant leur juge, la décision adoptée par la Commission est un élément de preuve des pratiques, parmi les éléments qui les concerne individuellement. Dans l'affaire Google Shopping, des entreprises avaient pu avancer notamment sur tous les éléments procéduraux soulevés par Google même pendant que les recours étaient examinés par le TUE, puis la CJUE. Cela n'empêche en tous cas pas les entreprises de faire évaluer leur préjudice car les pratiques se sont étalées sur 11 ans et perdurent manifestement.  

Par son ampleur cette décision est-elle plus ambitieuse que celle prononcée le 17 avril aux Etats-Unis ?

Les décisions américaine et européenne sont alignées : Google est dans les deux cas reconnu coupable de pratiques anticoncurrentielles commises dans le secteur des technologies publicitaires en favorisant ses propres outils. Le périmètre de la décision européenne est en revanche plus large puisque la culpabilité est reconnue des deux côtés : dans les outils servant les annonceurs et dans ceux servant les éditeurs. La décision américaine, rendue publique en avril dernier, n'a retenu que le sell-side, tout comme celle de l'AdlC. Ce qui est intéressant à remarquer ici, c'est que la décision américaine n'a pas changé la conviction de la CE, qui s'était déjà autosaisie des deux côtés le 14 juin 2023 lorsqu'elle avait envoyé sa notification des griefs à Google. Quant aux remèdes, cette nouvelle phase s'opère dans le même temps aux Etats-Unis et en Europe, dans une forme de transparence très inédite.