Dans le secteur des semi-conducteurs, la guerre des puces aura bien lieu, et malheur au vaincu

Alors que les tensions internationales s'accroissent et que les vents protectionnistes soufflent, les enjeux autour des semi-conducteurs sont plus importants que jamais.

Loin des yeux du grand public, la guerre fait rage entre les États-Unis et la Chine : semi-conducteurs, nanotechnologie et biotechnologie, intelligence artificielle (IA)… ces très hautes technologies aiguisent les appétits. Américains et Asiatiques tentent d’imposer leurs modèles respectifs. Les Européens vont devoir contrattaquer massivement, sans quoi ils pourront dire adieu à leur souveraineté industrielle, en particulier dans le secteur des semi-conducteurs.

La course est lancée, et malheur à ceux qui prendront du retard. Entre la Chine et les États-Unis se joue déjà une nouvelle Guerre froide : la guerre des puces. À travers tous nos équipements électroniques, Pékin et Washington tentent d’imposer leurs normes et leurs technologies au reste du monde. Aucun des deux géants – qui disposent à l’envi, l’un et l’autre, de matières premières comme les terres rares et de matière grise – n’a encore pris le dessus sur l’autre. Face à ces deux rouleaux compresseurs, les pays européens doivent se réveiller et prendre conscience des enjeux. Si rien n’est fait, ils seront vassalisés sur le plan technologique. Un scénario véritablement catastrophe.

La nouvelle Guerre froide

La bataille n’est pas encore perdue, mais le retard pris sur la Chine est les États-Unis est déjà problématique, d’autant que les deux superpuissances ne cachent pas leur volonté de mettre au pas leurs sphères d’influence respectives. Le temps est compté, car nos adversaires mettent les moyens. Aux États-Unis par exemple, l’Administration Biden a adopté le Chips Act en 2022,  mobilisant quelque 327 milliards de dollars en faveur de l’industrie des semi-conducteurs. "Ni les États-Unis ni la Chine n’ont réussi à dominer l’industrie des semi-conducteurs, puisque Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) et Samsung en Corée du Sud sont les seuls fabricants capables de produire des puces de moins de 5 nanomètres", remarquent Hermann Hauser et Hazem Danny Nakib, respectivement membre du Conseil européen de l’innovation et membre du groupe consultatif stratégique numérique de la British Standards Institution. "Pour changer cela, les deux superpuissances construisent des ‘cercles de souveraineté technologique’ – c’est-à-dire des sphères d’influence que d’autres pays doivent rejoindre pour accéder à ces technologies critiques." Si l’industrie européenne veut survivre dans les décennies à venir, elle va devoir apprendre de ses erreurs passées, telles que le naufrage de son industrie informatique dans les années 80-90. Et surtout ne pas les répéter.

Dans cette course contre-la-montre, quelles sont donc les armes des deux locomotives traditionnelles de l’Union européenne, la France et l’Allemagne ? Politiquement, l’Élysée semble avoir pris la mesure du défi qui s’annonce, appelant de ses vœux l’émergence de champions dans les domaines boostés à l’innovation technologique, telle que l’intelligence artificielle. "J’ai fixé l’objectif de former plus massivement notre jeunesse à l’intelligence artificielle dans nos universités et nos écoles", écrivait Emmanuel Macron en juin dernier. "Avant la fin de l’année 2024, chaque organisme de recherche devra proposer une mobilisation de ses moyens sur la recherche interdisciplinaire s’appuyant sur l’IA. Et 400 millions d’euros supplémentaires financeront 9 pôles d’excellence partout en France et les meilleurs chercheurs. Nous développerons ainsi une intelligence artificielle à la française, en sécurisant la puissance de calcul et les infrastructures sur notre sol." Le travail est loin d’être gagné, car encore faut-il garder les ingénieurs et chercheurs dans les entreprises françaises. Les débauchages de la part d’entreprises américaines venues s’implanter en Europe jouent finalement contre l’idée d’une souveraineté française et européenne. De plus, en faisant l’impasse sur le hardware pour se focaliser uniquement sur les couches applicatives dans le domaine de l’IA, la France et d’autres pays européens ont tendance à faire le jeu de géants américains. A titre d’exemple, Nvidia va finalement fournir entre 90 et 95% des Graphics processing unit (GPU) utilisés pour la fabrication du supercalculateur français classifié dédié à l’IA dans le domaine de la Défense (AMIAD). Une omniprésence américaine pour le moins déconcertante…

En 2023, un an après le Chips Act américain, le Parlement de Strasbourg votait un Chips Act européen, avec pour objectif de faire passer l’UE de 10 à 20% sur le marché mondial des semiconducteurs d’ici 2030. Cela sera-t-il suffisant ?

En France et en Allemagne, des entreprises tentent de sonner la charge, comme SiPearl en France et Black Semiconductor outre-Rhin. En 2023, la première a levé plus de 100 millions d’euros avec pour objectif la commercialisation du premier microprocesseur de calcul intensif européen ; en 2024, la seconde a levé quant à elle 254.4 millions d'euros pour développer la chaîne de valeur des semi-conducteurs en Europe. En misant sur le graphène pour accélérer les interconnexions des puces, l’entreprise allemande développe une technologie de rupture qui nécessite effectivement des financements importants. "La souveraineté n’est pas un concept creux. Oui, l’argent reste le nerf de la guerre et les financements sont trop rares dans la deep tech", déplore Philippe Notton PDG et fondateur de SiPearl. "L’industrie des semi-conducteurs fait peur aux investisseurs, car malgré son importance actuelle et à venir, les besoins conséquents en financements et le niveau de risque constituent de sérieux freins. Recourir à des financements extra-européens devient donc une étape incontournable. Les fonds de pension et fonds souverains sont intéressés par ce secteur. L’Europe doit se montrer plus active et continuer l’inflexion vers un financement européen en faveur des entreprises européennes au profit de la souveraineté européenne. Les concurrents américains, chinois et japonais sont très protecteurs. À nous de montrer que nous pouvons établir des règles du jeu similaires." L’enjeu : lutter à armes égales. Pour cela, le recours à la puissance publique est fondamental comme l’a montré la pertinence de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) aux États-Unis qui a permis à SpaceX d’avoir des commandes importantes pour se lancer. Nvidia a également bénéficié de l’appui des autorités américaines pour son développement et pèse désormais plus de 3 000 milliards de dollars de capitalisation boursière. Une taille gigantesque qui permet à l’entreprise d’absorber n’importe quel acteur du secteur s’il le souhaite…

En Allemagne, le calcul de l’entreprise Black Semiconductor est similaire. "Nous apprécions grandement le soutien fort du gouvernement et d’investisseurs renommés pour faire progresser conjointement le développement de nouvelles technologies en Europe", reconnaît Dr Daniel Schall, PDG de Black Semiconductor. "Cet investissement nous permet de faire avancer à pleine vitesse notre développement de produits et notre installation pilote. Alors que la technologie des puces traditionnelles se rapproche de ses limites technologiques et économiques, notre innovation ouvre la voie à un calcul plus rapide, plus puissant, plus rentable et plus économe en énergie." Mais attention, la guerre des puces bat son plein. La récente décision des Américains d’Intel de geler les 30 milliards d’euros destinés à l’usine de Magdebourg en Allemagne a douché certains espoirs. Dans cette bataille, tous les coups sont permis. Si l’Europe compte jouer dans la cour des grands, elle va devoir hausser son niveau de jeu. À commencer par instaurer des politiques publiques plus volontaristes.

Attention au technocolonialisme

Les enjeux sont évidemment colossaux, à la fois financiers et industriels. Notre souveraineté technologique future dépendra du déploiement des capacités de production en Europe et en France, mais également des capacités d’innovation à tous les étages, y compris au niveau des produits susceptibles d’utiliser ces microprocesseurs. C’est toute la chaine qui doit être financée afin de créer des entités autonomes au service des besoins des Européens. La révolution technologique des 25 prochaines années décidera la marche du monde pour longtemps. "La question-clé, poursuivent Hermann Hauser et Hazem Danny Nakib, est de savoir si ces innovations technologiques seront contrôlées par une minorité comme instrument de soumission, ou au contraire démocratisées pour favoriser une prospérité partagée. Au lieu d’ouvrir la voie à une ère de technocolonialisme destructeur, elles devraient contribuer à revitaliser un ordre international fondé sur des règles, et à améliorer la gouvernance collective." Pour l’instant, impossible de répondre à cette question : mais si le duo USA-Chine truste à terme le marché, les dangers d’un monde à deux vitesses s’accroitront. Selon les prévisions du cabinet McKinsey, l’industrie mondiale des semiconducteurs qui devrait se chiffrer, à l’horizon 2030, à 1000 milliards de dollars. Rendez-vous donc dans cinq ans pour savoir si les Européens seront bel et bien passés de 10 à 20% comme espéré pour ne pas se laisser enfermer dans le rôle peu enviable de colonie numérique des autres superpuissances.