Aux Etats-Unis, l'emploi des jeunes diplômés patine… à cause de l'IA ?
L'économie américaine a longtemps suscité l'envie du monde développé. Et malgré les incertitudes causées par les revirements politiques de Donald Trump, cela reste largement le cas. Il est toutefois une partie de la population pour laquelle l'économie tourne moins bien qu'auparavant : les jeunes diplômés.
Là où le taux de chômage aux Etats-Unis est à 4%, indiquant une situation de quasi plein emploi, celui des jeunes diplômes est à 6,6%, au plus haut depuis dix ans, en excluant l'année 2020, exceptionnelle du fait de la pandémie. La situation est d'autant plus préoccupante que c'est normalement l'inverse : les jeunes diplômés bénéficient traditionnellement d'un taux de chômage plus bas que la moyenne de la population. Les deux tiers de la population active américaine n'ont en effet pas de diplôme universitaire.
Dans un rapport paru en avril, la FED de New York s'en inquiète, notant que le marché du travail s'est "considérablement détérioré" au premier trimestre 2025, à la fois pour les jeunes diplômés en quête de leur premier travail, mais aussi pour ceux qui ont déjà trois ou quatre ans d'expérience au compteur. La banque note également que l'écart entre le taux de chômage de la population active et celui des jeunes diplômés n'a jamais été aussi défavorable à ces derniers depuis 35 ans.
L'entreprise Gusto, qui commercialise un logiciel RH, note pour sa part que le marché du travail pour les jeunes diplômés se dégrade depuis 2022, avec des embauches en baisse de 16% sur 2025 par rapport à l'année précédente.
Les difficultés que rencontrent les jeunes diplômés semblent davantage liées à un gel des embauches qu'à des vagues de licenciements massifs : ces derniers demeurent en effet plutôt bas, ce qui dénote une attitude prudente et attentiste chez les entreprises. Cette situation est particulièrement visible dans la tech, où les embauches sont au plus bas sur les deux dernières années. Cela signifie que pour un jeune américain, un diplôme d'ingénieurs en sciences de l'informatique, d'ingénieur des données ou d'UX designer n'est plus le tremplin automatique vers l'emploi qu'il a longtemps été.
Une telle situation est naturellement défavorable pour les jeunes diplômés en quête d'un premier emploi, non seulement parce que les entreprises embauchent peu, mais aussi parce que celles qui embauchent préfèrent jouer la carte de la sûreté en misant sur des travailleurs expérimentés plutôt que de prendre le risque de miser sur des jeunes avec peu ou pas d'expérience.
Un atterrissage en douceur ?
Quant aux raisons qui se trouvent derrière ce gel des embauches et la prudence attentiste des entreprises, les économistes sont divisés. Une première piste fait de cette situation une étape conjoncturelle de retour à la normale après la surchauffe des embauches dans les années ayant suivi la pandémie. La tech a en effet recruté à tour de bras pour répondre au rush qu'a connu la demande de services numériques durant le Covid, puis durant les années de forte croissance soutenue par la politique de relance de Joe Biden. La tendance actuelle marquerait simplement une phase d'atterrissage après ces années de surchauffe.
C'est notamment la thèse de Matthew Martin, économiste chez Oxford Economics, dont les recherches indiquent que le récent gel des embauches provient en partie d'une volonté des entreprises de rééquilibrer leurs effectifs après avoir embauché massivement en 2022. Ou encore de Kory Katenga, économiste chez LinkedIn, qui note que les embauches de managers produits, ingénieurs et professionnels des RH ont bondi de 89% dans les années qui ont suivi la pandémie, conduisant les entreprises à calmer le jeu aujourd'hui.
Une autre hypothèse (qui complète la première plus qu'elle ne la contredit) voit dans la tendance actuelle une volonté de la part des entreprises américaines de temporiser face à l'incertitude générée par les multiples revirements en matière de politique économique à Washington. Face aux droits de douane qui ne cessent d'être annoncés, puis repoussés, puis annulés du jour au lendemain par Donald Trump, à l'incertitude quant à la baisse du taux d'intérêt directeur de la Fed et à la signature d'éventuels traités de libre-échange, les entreprises font le choix de repousser les décisions importantes.
Elles tendent donc à mettre en pause les investissements, conservent leurs effectifs, de crainte de se retrouver démunies si l'économie repart brusquement à la hausse, mais sont réticentes à embaucher, dans l'éventualité d'une récession. C'est ce qu'affirme l'économiste Gregory Daco, du consultant en stratégie EY-Parthenon, pour qui "la très haute incertitude qui règne autour des politiques de l'administration actuelle en matière de commerce, impôts et autres a conduit de nombreuses entreprises à ralentir ou même geler les embauches."
Une hypothèse également soutenue par Alicia Sasser Modestino, économiste au sein de l'université du Nord-Est, à Boston. Elle estime que nombre d'entreprises préfèrent jouer l'attentisme face à la faible confiance des consommateurs américains et la crainte que les droits de douane ne fassent baisser la consommation des ménages américains, de loin le plus gros facteur de croissance de l'économie américaine.
Impact de l'IA générative ou non ?
Enfin, une troisième hypothèse, plus structurelle, voit dans cette dégradation du marché du travail les effets de l'IA générative, qui, en automatisant les tâches simples, toucherait particulièrement les employés juniors. Cela expliquerait aussi pourquoi le gel des embauches touche particulièrement la tech, prompt à adopter rapidement les dernières innovations.
Une récente étude de Carl Benedikt Frey et Pedro Llanos-Paredes, de l'université d'Oxford, va dans ce sens, pointant un lien entre l'émergence de l'IA générative et une baisse de la demande de traducteurs. C'est également la thèse défendue par le journaliste Derek Thompson dans un récent article de The Atlantic, où il affirme que les jeunes développeurs, financiers et consultants américains entrent en compétition avec l'IA générative. L'auteur note par exemple que le nombre d'offres d'emploi en développement logiciel postées sur le site Indeed, très populaire, a chuté de 50% depuis 2022, ce qui colle avec la démocratisation de ChatGPT. D'autres, encore, citent l'exemple de l'entreprise Klarna, qui s'est vantée d'automatiser son service client grâce à l'IA générative.
L'argument est cependant loin de faire l'unanimité. Dans un récent article, l'hebdomadaire The Economist pointe qu'à 6% pour les jeunes diplômés et 4% pour la population générale, le taux de chômage aux Etats-Unis demeure historiquement bas, tandis que les salaires continuent d'augmenter, ce qui semble peu compatible avec un remplacement massif des humains par l'IA au travail. Mieux, l'hebdomadaire a isolé les emplois des cols blancs les plus à risque d'être automatisés par l'IA, en fonction de leurs compétences et de l'aptitude de l'IA à assurer celles-ci. Or, loin d'avoir été dévastées par l'IA, ces professions ont vu leur taux de chômage baisser légèrement en 2024.
Gregory Daco, l'économiste d'EY-Parthenon, sans nier un possible effet négatif de l'IA sur l'emploi, est également peu convaincu par la thèse selon laquelle celle-ci aurait un effet massif sur le taux de chômage des jeunes diplômés. "Nombre d'entreprises sont encore en phase d'adoption précoce sur ces nouvelles technologies. Il serait donc quelque peu prématuré de supposer que nous avons atteint un niveau d'usage avec un impact macro significatif."