Délocalisations, dividendes, opacité : le Sénat sonne l'alerte sur les aides publiques
Alors que plus de 211 milliards d'euros d'aides publiques ont été versés aux entreprises françaises en 2023, une commission d'enquête sénatoriale alerte sur le manque de contrôle, de transparence et de conditionnalité de ces soutiens financiers. Après six mois de travaux, son rapport appelle à une refonte de l'encadrement des aides publiques aux entreprises.
Un système fragmenté, difficilement quantifiable
Selon le rapport rendu public le 8 juillet 2025, le montant des aides publiques versées aux entreprises reste difficile à chiffrer précisément. La commission a donc effectué son propre calcul, estimant à 211 milliards d'euros le total pour l'année 2023. Ce chiffre inclut les subventions de l'État, les aides de Bpifrance, les dépenses fiscales, ainsi que les allègements de cotisations sociales. Il n'intègre pas les aides locales, ni celles de l'Union européenne.
D'après Olivier Rietmann, président de la délégation sénatoriale aux entreprises, "il n'existe aujourd'hui aucune définition précise des aides publiques et quasiment aucun tableau de suivi et d'évaluation de ces aides", cité dans L'Usine Nouvelle. Le rapport relève ainsi un défaut de pilotage global et appelle à la création, d'ici 2027, d'un tableau annuel recensant toutes les aides publiques, à établir par l'Insee.
Conditionner les aides et permettre leur remboursement
Parmi les 26 recommandations émises, plusieurs visent à renforcer la conditionnalité des aides. La commission propose notamment d'imposer le remboursement total d'une aide si une entreprise délocalise, dans un délai de deux ans, le site ou l'activité ayant justifié son octroi. Cette disposition viserait à éviter que des soutiens publics ne financent indirectement des suppressions d'emplois ou des transferts d'activité à l'étranger.
Autre mesure phare : exclure les aides publiques du calcul du résultat distribuable servant de base à la rémunération des actionnaires, sauf celles obtenues via des exonérations ou des allègements de cotisations. Le rapporteur, Fabien Gay, a justifié cette position en expliquant, selon Public Sénat : "Est-ce qu'un projet rentable doit être accompagné ? Nous ne le pensons pas".
Les entreprises condamnées définitivement pour infraction grave — fraude fiscale, travail dissimulé, ou encore atteintes environnementales — seraient temporairement exclues de l'éligibilité aux aides. Le même principe serait appliqué aux entreprises ne publiant pas leurs comptes.
Le cas Michelin et l'enjeu de la responsabilité
La commission s'est également penchée sur des cas concrets. Michelin est cité pour avoir perçu 72,8 millions d'euros d'aides fiscales entre 2023 et 2024, tout en annonçant la suppression de 1 254 postes. Parallèlement, 1,4 milliard d'euros de dividendes ont été versés selon les données du rapport. Ces éléments ont été qualifiés de choquants par les sénateurs. BFMTV rapporte que cette situation "choque l'opinion", selon les termes employés dans le rapport.
Par ailleurs, les parlementaires demandent à l'entreprise de rembourser une part du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) perçue pour l'achat de six machines qui n'ont finalement pas été utilisées sur le site de La Roche-sur-Yon, fermé en 2020, mais transférées ailleurs en Europe. Lors d'une audition, le président du groupe, Florent Menegaux, a reconnu : "Si le CICE n'a pas servi aux machines qui sont restées en France, il ne serait pas anormal qu'on le rembourse".
Rationaliser les dispositifs et évaluer les dépenses fiscales
Le rapport insiste sur la complexité du paysage des aides, qui compte plus de 2 200 dispositifs selon les sénateurs. La commission recommande de rationaliser ces outils en divisant par trois le nombre de subventions et de dépenses fiscales d'ici 2030. Elle suggère également la création d'un guichet unique régional afin de centraliser les demandes d'aides.
Concernant les dépenses fiscales, représentant à elles seules près de 43 milliards d'euros en 2023, la commission les juge insuffisamment contrôlées. Elle cible notamment le crédit d'impôt recherche (CIR) et le Pacte Dutreil, deux dispositifs coûteux, rarement évalués.
Les sénateurs proposent que le Conseil des prélèvements obligatoires réalise tous les trois ans une évaluation de chaque dépense fiscale supérieure à 50 millions d'euros. Le rapport suggère également de limiter les avantages du CIR à certaines activités et d'introduire une bonification lorsqu'un projet financé donne lieu à une industrialisation en France.