IA et cloud de confiance en Europe : opportunité stratégique ou dépendance durable ?

L'Europe traverse une période déterminante pour l'avenir de sa souveraineté technologique. Les décisions prises aujourd'hui auront un impact sur sa capacité à rester compétitive et indépendante.

Au centre du débat, deux sujets brûlants : l’essor de l’IA générative et les questionnements autour du cloud de confiance... Deux thématiques sur lesquelles les entreprises se questionnent, partagées entre prudence et manque de vision stratégique claire.

L’IA, des promesses technologiques aux réalités terrain

J’ai la chance d’être un observateur privilégié de l’écosystème et d’échanger avec des décideurs de grandes entreprises du privé comme du public, et mon constat est sans appel : L’IA reste une technologie en quête de sens business.

Concrètement, oui, les perspectives de l’IA séduisent les entreprises, pourtant les projets restent très souvent cantonnés au stade du test. Entre POCs à répétition et pilotes qui peinent à s’industrialiser, les entreprises européennes ont du mal à se positionner face à l’IA et s’enlisent au  stade de l’exploration.
Et pour cause, si les promesses technologiques sont bien là, les questions fondamentales demeurent : pour quoi faire ? Pour quel ROI ? À quel coût humain, éthique, environnemental ?

Pourtant, les premiers cas d’usage : aide à la décision, traitement documentaire, valorisation de la donnée – prouvent leur valeur métier. Alors quel est le problème ? L’IA fascine et repousse car encore perçue comme une boîte noire.

Parmi les principaux freins au passage à l’échelle se trouvent souvent les déficits en termes : 

  • d’acculturation, 
  • d’intégration, 
  • de lisibilité technologique, 
  • de maîtrise de la donnée et de la sécurité.

Dans un tel contexte, difficile de passer à l’échelle. Seules les entreprises data-centric franchissent le cap. Pour les autres, l’IA reste un objet technologique fascinant mais abstrait, parfois anxiogène… En synthèse, c’est souvent la gouvernance des sujets IA elle-même qui représente le premier obstacle à l’industrialisation des projets.

Le cloud de confiance, entre scepticisme et nécessité

À l’instar de l’IA, je retrouve ces questionnements autour du cloud de confiance. Où sont stockées mes données ? Sont-elles vraiment protégées des législations extraterritoriales ? La menace du Cloud Act américain hante les esprits. Et pourtant, plus de 70% des données cloud des entreprises européennes sont encore hébergées hors d’Europe.

Pour ne rien arranger, le flou persiste entre réglementation nationale et européenne, la France ayant la chance d’avoir été dotée du référentiel SecNumCloud, porté par l’ANSSI depuis 2016 et fortement mature, alors  que les contours du futur EUCS européen restent encore débattus. Ce manque d’harmonisation alimente les doutes, face à un Cloud Act toujours perçu comme une menace juridique omniprésente, alors que les récentes tensions commerciales internationales et des épisodes comme celui de la Cour Pénale Internationale font monter la pression sur un sentiment d’urgence.

Paradoxalement, les hyperscalers américains dominent le marché européen, et ce n'est pas qu’un choix de performance : c’est aussi celui de l’habitude, voire du manque d’alternative perçue. 
Si le cloud européen n’a que peu à envier à la concurrence outre atlantique (malgré le différentiel en capacité d’investissement et en R&D) ; je pense notamment à OVHCloud, Scaleway, Outscale…  Il peine à convaincre. 
Moins visible, moins puissant, souvent perçu comme moins mature, il compte pourtant des atouts bien trop sous-estimés : il est plus éthique, mieux sécurisé, et garantit une grande confidentialité des données sensibles.

Troisième voie, celle du meilleur des deux mondes, avec des initiatives comme Bleu ou S3NS qui tentent d’apporter une réponse souveraine en s’adossant à des hyperscalers comme Microsoft ou Google, mais elles illustrent aussi les compromis technico-juridiques encore en jeu et posent la question du prix de la souveraineté : quel premium à payer pour s’offrir un label de confiance ?

Quant à AWS, l’annonce de son European Sovereign Cloud, opéré depuis l’Allemagne, s’inscrit dans la lignée des initiatives comme Bleu ou S3NS, combinant infrastructure locale et contrôle européen tout en restant adossé aux technologies de l’hyperscaler.

Dans un monde géopolitiquement instable, ce cloud de confiance n’est pas une option, c’est une nécessité stratégique. Encore faut-il une ambition collective européenne pour le faire émerger.

IA et Cloud : un destin commun européen

L’Europe a une carte à jouer, mais elle tarde à abattre ses atouts. 
Là où les États-Unis ont investi plus de 40 milliards de dollars en IA en 2023, l’Union européenne plafonne à 6 milliards. A titre d’exemple, le seul budget R&D de Microsoft en IA dépasse celui de toutes les start-up françaises réunies.

Pour peser, il faut sortir de l’émiettement et bâtir une stratégie industrielle claire. Le succès de Mistral est prometteur, mais isolé. 
Il faut penser en filières, construire des écosystèmes sectoriels, mutualiser les efforts dans des secteurs forts comme la santé, la finance, l’automobile, s’inspirer de l’open innovation pour développer des plateformes communes et interopérables... Et surtout, donner aux entreprises les moyens de choisir en conscience : pourquoi opter pour un cloud souverain ? À peine un DSI sur quatre en Europe comprend aujourd’hui ce que cela implique (source : IDC, 2024).

Sans volonté politique forte, il n’y aura pas de souveraineté technologique. La souveraineté européenne n’est pas un luxe idéologique : c’est la condition de notre autonomie stratégique dans un monde multipolaire.
À dix ou vingt ans, la question n’est pas seulement : que veut faire l’Europe de l’IA ? Mais bien : quel rôle veut-elle encore jouer dans l’économie mondiale ?