Dual tech : la tech française se réconcilie avec la défense
"On devrait arrêter avec les non-dits autour de la défense." Alexis Houssou, managing partner de HCVC, ne mâche pas ses mots. Pour lui, le terme "dual use", souvent employé par les startups pour contourner les réticences vis-à-vis de la défense, est devenu un fourre-tout qui trahit une forme d'ambivalence européenne. "Aux Etats-Unis, on dit qu'on investit dans la défense, sans complexe. En Europe, on a trop longtemps considéré ce secteur comme incompatible avec l'investissement responsable", explique-t-il. Mais les lignes bougent.
Depuis la guerre en Ukraine, les mentalités évoluent doucement et plusieurs fonds ont revu leur thèse d'investissement. HCVC revendique avoir misé tôt sur le sujet des technologies vraiment duales. "Nous avons capté cette tendance avant qu'elle ne devienne évidente. Aujourd'hui, certaines technologies duales que nous avons financées font partie des meilleures croissances de notre portefeuille", partage Alexis Houssou. Pour le fonds, la défense est même un terrain idéal pour la deeptech, à condition d'assumer les spécificités de ce marché : contraintes réglementaires, lenteur des cycles d'achat et potentielle ingérence étatique en cas de revente.
Un changement de regard institutionnel... et stratégique
Le changement de perception s'accompagne d'une évolution des outils d'investissement. Le Fonds d'innovation défense (FID), lancé en 2021, a ouvert la voie en finançant très en amont des startups deeptech dont les technologies présentent un intérêt potentiel pour les armées, tout en conservant des débouchés civils. Il s'inscrit dans une logique d'innovation duale, en phase avec les objectifs du ministère des Armées.
Début avril, Bpifrance a annoncé un renforcement de ses instruments : la durée de vie de Definvest, fonds lancé en 2017 et davantage orienté vers les PME de la base industrielle et technologique de défense (BITD), est prolongée, et l'enveloppe du FID passe de 220 à 275 millions d'euros. "Le principe reste le même : soutenir des technologies d'intérêt pour la défense, peu importe leur secteur d'origine. Ce qui compte, c'est la finalité. Une technologie duale peut contribuer à la souveraineté comme à la compétitivité", souligne Nicolas Berdou, Directeur d'investissement défense, tech et deeptech chez Bpifrance.
Le réveil côté start-up : entre opportunités et lignes rouges
Sur le terrain, les entrepreneurs prennent acte de ce nouveau contexte. Chez Quandela, qui s'adresse à la fois à des industriels civils et au ministère des Armées via le programme Proqcima, l'équilibre entre applications est soigneusement entretenu. "Une stratégie 100% défense serait un point de fragilité. On peut être trop dépendant d'un seul donneur d'ordre. Une activité civile forte est encouragée pour garantir notre résilience économique", explique Valérian Giesz, cofondateur.
A l'inverse, chez Mirsense, spécialiste des lasers pour l'autoprotection de plateformes volantes, c'est la défense qui a tiré la croissance. "Mais on investit massivement dans le civil pour rééquilibrer notre modèle", explique son CEO, Mathieu Carras. Il pointe aussi une difficulté persistante : "Le label défense nous ferme encore des portes, notamment pour le recrutement. Jusqu'à récemment, beaucoup d'ingénieurs ne voulaient pas travailler pour une entreprise positionnée sur le militaire."
Lever les freins psychologiques
Car au-delà des modèles économiques, c'est bien un blocage idéologique que le secteur cherche à dépasser. "Historiquement, certaines start-up s'excusaient presque de travailler pour la défense", note Alexis Houssou. Une lecture partagée par Hubert Raymond, responsable du programme Generate du GICAT : "Pendant longtemps, la défense a été logée à la même enseigne que le tabac ou la pornographie. On nous disait : "Ce n'est pas compatible avec les valeurs ESG"". Le GICAT, Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres, fédère près de 500 industriels et startups du secteur. Il a notamment lancé le programme Generate pour faire émerger une nouvelle génération d'acteurs innovants dans la défense.
Ce rejet a eu des conséquences concrètes : accès bancaire compliqué, investisseurs frileux, manque de reconnaissance. Mais la donne évolue. "On redécouvre que la paix est un prérequis à la mise en œuvre des objectifs du développement durable. Et que la défense est là pour préserver cette paix", avance Hubert Raymond. Même le Fonds européen d'investissement révise ses critères d'exclusion sectorielle, jusque-là très restrictifs vis-à-vis de l'armement.
De la dual tech à la souvtech : un nouveau référentiel
Pour Hubert Raymond, le vrai tournant se situe ailleurs. "En réalité, la dualité est un prisme intéressant, mais pas suffisant pour regarder la deeptech. Ce qu'on observe, c'est surtout l'émergence de la souveraineté technologique comme cap structurant", partage-t-il. Exit la dichotomie entre civil et militaire, place à une approche assumée, où la technologie devient levier stratégique d'autonomie et de puissance.
Cette souvtech, contraction de souveraineté et technologie, s'impose comme un cadre de pensée renouvelé, au croisement des enjeux industriels, géopolitiques et écologiques. "Ce n'est pas un gadget sémantique. C'est un changement de prisme. La souveraineté ne doit plus être vue comme une contrainte, mais comme un cap stratégique. Et la tech a un rôle central à y jouer", insiste-t-il. "L'émergence de la souveraineté technologique comme nouveau moteur de l'innovation est un signal fort. La "souvtech" est une réalité, et la défense en est un catalyseur", conclut Mathieu Carras.