Open Source, Open Innovation : gare aux confusions !

Pratiquer "l'innovation ouverte" ne veut pas dire "ouvrir" les résultats de sa recherche et développement ! Cela veut dire ouvrir son processus d'innovation lui-même. La nuance peut paraître spécieuse, elle est loin de l'être.

L'idée centrale d'une démarche "d'innovation ouverte" consiste à rendre poreuses les frontières de son organisation (entreprise, laboratoire) pour laisser l'innovation circuler plus librement entre les acteurs du monde extérieur et sa propre structure. Le premier réflexe consiste donc à aller chercher à l'extérieur les innovations qui pourraient être utiles à son activité. Mais inversement, la logique ouverte encourage à transférer vers des tiers les innovations qui ne trouvent pas d'application dans son propre business. Cette conception de l'innovation nécessite de bien maîtriser à la fois sa propre activité, pour identifier les manques mais aussi les zones sans "valeur ajoutée", et le monde extérieur, pour s'ouvrir aux champs de recherche du reste de l'écosystème.

Dans l'industrie, cette démarche d'innovation ouverte s'applique largement à des domaines où la propriété intellectuelle est utilisée dans toute son ampleur. Des intermédiaires se mettent en place pour organiser les flux d'innovation, fréquemment sur la base de contrats de licence sur des inventions brevetées. Il s'agit bien d'innovation ouverte ; on reste pourtant loin de l'Open Source, du Libre, sans même parler de copyleft !

Inversement, nous voyons apparaître des "éditeurs Open Source" qui créent, diffusent, animent des projets Open Source comme s'il s'agissait de projets propriétaires, avec la seule différence d'une diffusion du code sous licence libre. Le processus de développement reste internalisé, centralisé, voire opaque. Les contributions extérieures ne sont pas encouragées. Les licences préférées pour ces scénarios sont... à copyleft fort (GPL, AGPL), car elles tiennent à l'écart d'éventuels concurrents, réels ou imaginaires, qui pourraient fomenter une réutilisation hostile du code. Le bilan est paradoxal : les licences les plus extrémistes au regard de la "liberté" du code sont instrumentalisés par certains acteurs de l'Open Source les moins ouverts dans leur démarche d'innovation.

Cette mise au point faite, force est de constater que si Open Source et innovation ouverte ne se superposent pas, le logiciel libre / Open Source est cependant une courroie de transmission fondamentale dans les démarches d'innovation ouvertes de la filière logiciel. Lorsqu'ils sont suffisamment collaboratifs, ouverts dans leur organisation, et assortis d'un schéma de licence adapté, les projets Open Source deviennent de véritables intermédiaires d'innovation. Les uns contribuent au développement et alimentent les bases de code avec leur production, les autres viennent y piocher des briques qui les intéressent.

Le Libre : un forme d'innovation ouverte spécifique au logiciel


Une objection morale est fréquente : il serait choquant que certains profitent gratuitement du travail d'autrui. Pourtant, pour fréquente qu'elle soit, cette critique n'en reste pas moins infondée. Car le logiciel a une propriété assez unique, qui ne se retrouve pas nécessairement dans les autres industries : c'est un "bien  non rival". Dans la mesure où les participants aux projets Open Source contribuent volontairement et en phase avec leur stratégie d'entreprise, la présence de passagers clandestins, qui ne font que consommer sans contribuer, n'enlève en réalité rien aux autres participants. Mieux, elle contribue à l'adoption de la technologie, elle permet à l'écosystème de se développer et, finalement, plus les passagers clandestins sont nombreux, plus il est probable que certains deviennent actifs et contribuent au développement lorsque leur intervention sera utile.

Le logiciel possède encore une autre propriété : il est à la fois schéma et outil. Il n'y a pas de meilleure description d'un logiciel que son propre code. Pour faire une analogie imaginaire avec le monde industriel, le logiciel serait l'équivalent d'un brevet qu'il suffirait d'introduire dans une machine magique (un ordinateur) pour produire instantanément, et en série, l'invention décrite. Dès lors, pourquoi s'ingénier à organiser des contrats de licence sur des brevets logiciels plutôt que simplement partager... le code ? D'autant que sa duplication et son envoi d'un bout à l'autre de la planète sont quasiment instantanés - et gratuits.

Les projets Open Source sont donc des intermédiaires d'innovation ouverte. Parce que le logiciel est un bien immatériel, non rival, et constitue sa propre description, ces intermédiaires d'innovation ne travaillent pas sur des titres de propriété intellectuelle monnayés, mais sur des logiciels, gratuits de surcroît. Tout cela est économiquement cohérent. La preuve : cela fonctionne depuis trente ans. L'innovation ouverte, le monde du Libre la pratique depuis toujours en Monsieur Jourdain du logiciel. Ce qui ne veut pas dire qu'il suffise d'apposer une licence Open Source sur son code pour pratiquer "l'Open innovation".

Une chose est sûre malgré tout : même les parangons du logiciel propriétaire s'ouvrent aujourd'hui à l'Open Source, ne serait-ce qu'en passagers clandestins, ce qui, finalement est un premier pas vers une démarche d'innovation ouverte !