Derrière le succès des applications de livraison de courses, une rentabilité à la peine ?

Derrière le succès des applications de livraison de courses, une rentabilité à la peine ? Les applications de livraison de courses connaissent un succès croissant auprès de la population...et des investisseurs. Quels sont les facteurs clés de réussite de ces start-up par rapport aux acteurs de la livraison de repas ?

Sur le marché des applications de livraison de courses et d'épicerie rapide ou quick commerce (30 minutes maximum), l'américain Gopuff fait figure de pionnier. Créé en 2013, le service est désormais déployé dans plus de 500 villes aux Etats-Unis. Basé sur le concept des dark stores, des entrepôts dédiés au stockage des marchandises et à la préparation des commandes, Gopuff affirme être rentable sur tous ses marchés depuis 2019.

Preuve que les applications de livraison de courses ont le vent en poupe, Gopuff a levé 1,15 milliard de dollars en mars 2021 au moment où l'allemand Gorillas est devenu une licorne après avoir levé 290 millions de dollars. Un mois plus tôt, le français Cajoo levait 6 millions d'euros. Fin 2020, le britannique Dija réalisait son premier tour de table à 20 millions de dollars. Et le marché voit apparaître d'autres acteurs tels que Yandex, le "Google russe", qui lancera prochainement à Paris son service de livraison de courses en 15 minutes après Tel-Aviv. 

Opportunité de marché 

Si l'engouement pour ces nouvelles solutions peut sembler évident côté consommateurs, la question mérite d'être posée aux investisseurs. Pourquoi ces applications de livraisons de courses les séduisent tant ? Selon Pierre Entremont, cofondateur et partner du fonds Frst qui a investi dans Cajoo, la livraison de courses en 15 minutes est innovante dans la mesure où une part significative de la population y est sensible. "L'alimentaire est un des plus gros marchés du monde, c'est une opportunité de prendre de la place dans la vie du consommateur", souligne-t-il. Sans compter que, d'après lui, les acteurs traditionnels du marché de l'alimentaire ne seront pas en capacité de concurrencer ces start-up nouvelle génération. "La livraison rapide requiert une infrastructure spécifique et différente de la livraison en 2 heures ou 2 jours. Les acteurs de la grande distribution ne disposent pas des entrepôts adéquats et leurs process ne sont pas adaptés", justifie le partner.

Si les start-up de la livraison de courses creusent l'écart avec le reste du marché de l'alimentaire, la course a bel et bien démarré entre elles. Gorillas, Dija et Cajoo jouent des coudes à Paris. "Ce n'est pas parce que vous performez en Allemagne que ce sera le cas en France car il faut reconquérir une base de clients, s'adapter à la culture du pays, reconstruire des entrepôts, liste Pierre Entremont. On peut reprendre les process, l'application mobile et sa technologie, mais il y a une grande partie à recommencer."

Gestion internalisée, offre locale et adaptable 

Autre facteur qui justifie l'attrait soutenu des fonds d'investissement pour Gopuff et cie : la crise sanitaire. Bien entendu, le contexte a accéléré l'essor du e-commerce alimentaire jusqu'alors le parent pauvre du e-commerce. "C'est également la seule verticale où Amazon peine à s'imposer, donc les investisseurs recherchent des pépites capables de le devancer", complète Paul Lê, CEO et cofondateur de Labellevie.com, spécialiste de la livraison de courses en 1 heure ou en 15 minutes à Paris et sa banlieue proche. La start-up, lancée en 2015, et qui a levé 11,6 millions d'euros en mai 2020, a investi dès le départ dans la maîtrise de la logistique. Avec un catalogue avoisinant les 15 000 produits, Labellevie.com s'aligne sur une offre d'hypermarché et se positionne à la fois sur les courses hebdomadaires des familles et les courses d'appoint. Grâce à un logiciel dédié, les équipes de Labellevie.com orchestrent la préparation des commandes et s'appuient sur la data pour gérer les stocks de produits frais.

A l'image des marques digitales,  les applications de livraison de courses concentrent au maximum toute la chaîne de valeur pour limiter les intermédiaires et donc les coûts. "En sélectionnant, stockant et distribuant les produits locaux, nous sommes un distributeur moderne", résume Arthur-Louis Jacquier, directeur général France de Dija. Avec sa technologie, Dija optimise l'organisation des entrepôts où tous les produits sont cartographiés. 

"Nous sommes capables de proposer à nos clients des marques nationales qui représentent 60 à 65% de notre assortiment actuel de 2 000 produits, et des marques locales pour répondre aux besoins d'authenticité. Nous souhaitons revitaliser l'écosystème local autour de nos entrepôts", explique Pierre Guionin, general manager France de Gorillas. Le service, présent dans 17 villes européennes à travers 60 entrepôts, souhaite se démarquer par une exécution rapide des livraisons. La start-up, qui vise un catalogue de 4 000 produits à moyen terme, peut compter sur ces livreurs appelés riders, tous employés en CDI.

Livraison de repas et livraison de courses, même combat ?

A priori, difficile de comparer Dija et Deliveroo (en dehors de leur nationalité britannique) mais qu'en est-il réellement des similitudes et différences entre les plateformes de livraison de courses et leurs aînés dédiés à la livraison de repas ? Cette dernière, qui a connu son apogée au milieu des années 2010, a montré des signes de fragilité quant à son modèle économique, jusqu'au flop boursier de Deliveroo le 31 mars dernier. Alors que sa valorisation était plus tôt estimée à 7,6 milliards de livres (8,9 milliards d'euros), son cours de l'action a chuté de 26% à la clôture de séance. Il faut dire que la société a enregistré une perte de 223 millions de livres en 2020... Entre des dépenses marketing élevées, le statut des livreurs critiqué, un marché concurrentiel, la livraison de repas a montré ses limites.

Peut-on imaginer un tel scénario s'agissant de la livraison de courses ? Le cofondateur de Labellevie.com répond que son entreprise est rentable. "Notre marge opérationnelle est positive. L'argent que nous gagnons est investi pour améliorer notre logiciel, notre logistique, renforcer nos équipes data. C'est une manière de créer de la valeur", assure Paul Lê. La start-up, qui a enregistré un chiffre d'affaires de 30 millions d'euros en 2020, compte 50 000 utilisateurs. Pour autant, l'installation des entrepôts comme fil conducteur du modèle économique de la livraison de courses mobilise des liquidités. "Un entrepôt correspond peu ou prou à trois supermarchés de proximité, c'est une économie d'échelle significative. Mais au démarrage, nous investissons forcément beaucoup, avec l'ambition de changer durablement les habitudes alimentaires", détaille Pierre Guionin. Par ailleurs, la technologie permet de gagner du temps et donc de l'argent. A raison de trois minutes maximum pour préparer les commandes d'une valeur de 60 euros, Gorillas mise sur des temps de préparation de commande express. "Grâce à la data, nous comprenons les besoins de nos clients et nous gagnons du temps car nos entrepôts sont représentatifs de ce qu'ils consomment".

Un avis partagé par Henri Capoul, CEO et cofondateur de Cajoo, qui considère que les années 2020 seront celles de la livraison de courses et d'épicerie. "Le fait d'intégrer la chaîne de valeur pour mieux comprendre le consommateur est un élément clé. Nous disposons d'espaces limités dans nos entrepôts, là où les plateformes de livraison de repas maximisent le nombre de restaurants mais ne proposent pas d'expérience client intégrée. A notre niveau, la visibilité de nos stocks nous permet d'être différenciant et d'apporter une expérience client personnalisée".

D'après le cofondateur du fonds Frst, trois éléments déterminent la rentabilité des applications de livraison de courses : le coût d'acquisition client (soit le budget marketing rapporté à chaque client), le taux de repeat et le panier moyen, entre 20 et 30 euros. "Bien sûr, ces éléments sont liés au volume qui permettra de rentabiliser l'investissement des entrepôts, de négocier de bonnes conditions d'approvisionnement pour faire baisser les coûts et augmenter les marges", ajoute Pierre Entremont. 

Quel avenir ? 

"Peut-on prétendre assurer l'alimentation du quotidien avec 2 000 références ? Ou l'offre sera-t-elle moindre mais pertinente en fonction du quartier ?" s'interroge Matthieu Vincent, cofondateur de DigitalFoodLab, qui estime que les start-up de livraison de courses évoluent pour l'heure dans une logique de dépannage. Qu'adviendra-t-il dans le monde post-pandémie lorsque le marché de la livraison de courses sera consolidé ? Si une majorité de consommateurs se laisse convaincre par ces nouveaux usages de consommation et devient progressivement dépendant de ces solutions, les budgets marketing des acteurs en présence se réduiront de fait. "Il y a encore beaucoup d'inconnues mais ce qui est certain, c'est que le potentiel du marché est à la hauteur des investissements et des risques", conclut Pierre Entremont. Le pari est pris.