Dan Ariely (Lemonade) "Lemonade ne gagne pas plus d'argent si nous rejetons des demandes de dédommagement"

Professeur, auteur, et grand prêtre de l'économie comportementale, Dan Ariely évoque l'application concrète de cette discipline à travers ses expériences dans les start-up et groupes de l'économie digitale américaine.

JDN. Vous êtes auteur et professeur en économie comportementale (behavioral economics). Pouvez-vous expliquer en quoi cette science, qui étudie les comportements humains dans des situations économiques, peut être utile aux entreprises ?

Dan Ariely est professeur et chief behavioral officer chez Lemonade. © Dan Ariely

Dan Ariely. L'économie comportementale n'est qu'une application concrète des sciences sociales. En réalité, tout ce que nous faisons est lié à la psychologie humaine. Souvent, les entreprises émettent des hypothèses sur le comportement futur de leurs clients avant de s'apercevoir que leur comportement réel est bien différent. Pour une entreprise qui fabrique des chaises, penser à certaines contraintes physiques telle que la taille de l'être humain est indispensable. De la même manière, il est important de prendre aussi en compte l'aspect psychologique. Par exemple, il serait impossible de créer une banque sans comprendre notre rapport à l'argent. Prenons le secteur des assurances : si vous partez du principe que la plupart de vos assurés sont malhonnêtes, vous créerez alors un certain type d'assurance. A l'inverse, si vous pensez que la majorité est honnête, mais qu'il arrive à certains de tricher de temps en temps, alors vous créerez des règles et des procédés très différents.

L'utilité de l'économie comportementale est-elle davantage comprise par les entreprises?

Depuis plusieurs années, mes confrères et moi recevons  de plus en plus de demandes de la part d'entreprises. Leurs dirigeants ont compris que les êtres humains, et donc leurs clients, ne se comportaient pas toujours de manière rationnelle. Je crois que la crise épidémiologique que nous traversons a mis en lumière plusieurs exemples de comportements qui n'avaient rien de rationnels. Outre les entreprises, les gouvernements se sont également laissés convaincre par l'utilité de l'économie comportementale, notamment pour la mise en place de leur politique.

Vous avez été embauché par l'assurtech Lemonade en tant que chief behavioral officer (directeur des sciences comportementales). En quoi consiste votre rôle et comment vos connaissances en économie comportementale ont aidé l'entreprise ?

"D'une manière générale, les assurances n'ont pas confiance en leurs clients, et vice-versa"

Beaucoup de fonctionnalités et processus de Lemonade ont été développés à partir de l'étude des sciences comportementales. Mais c'est surtout le modèle traditionnel de l'assurance que nous avons réussi à changer. D'une manière générale, les assurances n'ont pas confiance en leurs clients, et vice-versa. Prenons le schéma classique : dès lors qu'un incident survient, un assuré se tourne vers son assurance pour demander un dédommagement. Le plus souvent, les assureurs vont chercher à éviter ou à réduire le montant de ces dépenses en mettant en place des processus complexes. En retour, les assurés, conscient de ces pratiques, vont eux-aussi exagérer ou parfois tricher. En résumé, les relations assurances-assurés sont bâties sur des conflits d'intérêt et sur une méfiance réciproque. Le rôle des assureurs est essentiel dans notre société mais la réalité est que très peu de personnes aiment leur compagnie d'assurance. Pourtant, presque tout le monde en a une. Comment cette situation est-elle possible ?

Quelle est a été la méthode de Lemonade pour tisser ce lien de confiance avec ses assurés ?

"Si certains assurés sont tentés d'être malhonnêtes, ils savent qu'ils ne voleront pas Lemonade mais une association caritative"

Notre objectif n'a pas été simplement de baisser le montant des cotisations, nous voulions aussi créer une bonne expérience pour nos clients. Dès le départ, l'objectif a été d'éliminer les conflits d'intérêt entre Lemonade et eux. Pour cela, nous avons créé un modèle où notre assurance ne réalise pas davantage de profit si le montant des indemnisations à payer s'avère moins important en fin d'année. En clair, nos assurés savent que nous ne gagnons pas plus d'argent si nous rejetons des demandes de dédommagement. Le montant de nos honoraires est fixe et transparent. L'autre procédé que nous avons mis en place a été de demander à nos assurés de choisir une œuvre caritative comme destinataire des primes qui n'auront pas été versées. De cette manière, si certains assurés sont tentés d'être malhonnêtes, ils savent qu'ils ne voleront pas Lemonade mais l'une de ces associations caritatives qu'ils ont eux-mêmes choisies.

Ce rôle de chief behavorial officer va-t-il gagner en popularité dans les années qui viennent d'après vous ?

J'en suis convaincu. J'ai par exemple été  impliqué dans la création de l'unité de behavioral economics de Google il y a quelques années. Avec le temps, nous avons embauché et formé plusieurs personnes. Cette équipe talentueuse s'est montrée très efficace et a permis d'aider plusieurs divisions de Google.

Dans votre livre " C'est (vraiment) moi qui décide : les raisons cachées de nos choix " (Flammarion, 2008), vous décrivez, à travers différentes expériences, comment les normes sociales peuvent motiver davantage que les normes de marché. Dès lors, pensez-vous que des services tels que Waze ou Wikipedia auraient eu moins de succès s'ils avaient rémunéré leurs contributeurs ?

Absolument. Les contributeurs de Wikipedia sont souvent très qualifiés et tirent satisfaction de leur travail en ayant en tête qu'ils participent au développement d'une incroyable source de savoir accessible à tous. Leur comportement aurait sans doute été bien différent si Wikipedia les avait rémunérés, même symboliquement. De fait, les normes de marché impliquant une compensation financière auraient immédiatement pris le dessus, comme c'est le cas dès qu'il y a de l'argent dans une relation. En clair, si ces contributeurs avaient été rémunérés un ou deux dollars par article, leur réaction aurait sans doute été de se dire que leur travail ne valait pas cette somme. Cette rémunération aurait donc eu l'effet inverse. Rester en dehors des normes de marché est donc primordial pour ce type de projet. L'attention ou la reconnaissance du travail accompli sont des leviers plus efficaces.

Dan Ariely est professeur de psychologie et d'économie comportementale à l'université Duke. Il a enseigné pendant une dizaine d'années au MIT. Il est l'auteur de plusieurs best sellers sur le sujet dont " C'est (vraiment) moi qui décide : les raisons cachées de nos choix " (Flammarion, 2008). Depuis 2015, il occupe le poste de directeur des sciences comportementales de l'assurtech newyorkaise Lemonade. Dan Ariely est diplômé en psychologie de l'University of North Carolina à Chapel Hill et docteur en gestion de Duke University