Statistiques e-commerce, faut-il prendre la tangente ?

Nous sommes noyés sous le flot des arguments statistiques et autres prétendues études qui à longueur d'argumentaires nous assènent autant de vérités non vérifiées. Gare à l'intoxication et aux idées fausses !

Il ne se passe pas une semaine sans que nous soyons abreuvés de statistiques plus ou moins crédibles ou plus ou moins sourcées. Je ne parle pas ici des sondages électoraux qui se multiplient au jour le jour, et parfois concomitamment contradictoires. Du moins pas seulement.
 Je pense surtout aux chiffres secteurs, usages, cette collection ininterrompue et jamais exhaustive qui vient çà et là bousculer les idées reçues pour appuyer des théories plus ou moins bien étayées dont on finit par perdre le fil.
Je lisais la semaine dernière sur le site de BFM qu'un grand nom du e-commerce assurait que chez lui, il se vendait une voiture toutes les cinq minutes via un téléphone mobile.
Pas de source, pas de référence, et aucun commentaire sur ce chiffre qu'il nous faut donc prendre pour argent comptant. Le m-commerce, c'est donc la panacée puisque on y vend même des automobiles au rythme d'une toutes les 5 minutes. Vous y croyez, vous ? Et comment vérifier ?

Sensationnalisme et crédibilité
Il y a quelques jours, c'est L'Entreprise qui titrait "Les trois quarts des sites de e-commerce sont (involontairement) hors la loi". Cette fois c'est sourcé selon une enquête menée auprès de 16 000 sites par une entreprise allemande chargée de la certification des boutiques en ligne. Même involontairement, 76% des sites e-commerce seraient hors-la-loi ?
Comme dans l'exemple précédent qui ne cite pas ce grand nom du e-commerce, cette fois encore aucun lien vers l'étude en elle-même pour vérifier ne serait-ce que la méthodologie.
Après une rapide recherche sur Google pour retrouver la source de cette enquête, j'aboutis à cette page qui n'indique pas plus de méthodologie. Les données de cette "enquête" sont reprises dans des dizaines de media via un copié-collé sans aucun commentaire, ni le moindre doute émis sur la crédibilité de tels chiffres.
Un organisme lui-même chargé de certifier des boutiques en ligne fait le constat que trois quart des boutiques en ligne françaises ne respectent pas leurs obligations.
Mais qui sont ces boutiques ? Celles qu'il certifie ? Celles qu'il ne certifie pas ? Si parmi les boutiques certifiées, il en est sûrement qui ne respectent pas les obligations légales, quel en est le pourcentage ? Pas un journaliste pour aller vérifier, enquêter plus loin, sur une telle étude aux chiffres sensationnels ?
Les chiffres, serviteurs muets porteurs de messages subliminaux
Pourtant, à lire cet article, on serait tenté de croire que ces 76% pointés du doigt risquent une amende de 1,5M€ ! En dehors du fait que c’est une étrange méthode pour encourager à se lancer dans le e-commerce, cela revient à dire que « 76% des français ne respectant pas les limitations de vitesse - la plupart d’entre nous avouent en effet les dépasser de 5 ou 10 km/h, ils risquent donc la confiscation du véhicule, le retrait du permis et X années de prison ».
Deux exemples parmi tant d'autres de ce que la course à l'information, aux chiffres qui s'empilent et au sensationnalisme nous imposent sans que nous prenions le temps du recul nécessaire pour nous interroger sur leur sens et leur crédibilité.
C'est sans doute le moment ici de rappeler l’importance de voir intervenir dans ces études des Instituts indépendants qui non seulement maîtrisent la méthodologie mais sont de surcroit très attentifs à ne pas faire parler les chiffres obtenus n’importe comment.
C'est un gage de crédibilité, qui n'interdit cependant pas de s'interroger sur le sens des chiffres que nous croisons.
Je ne m’érige pas en donneur de leçon.
Moi-même, il m'arrive parfois de devoir reprendre une citation de chiffres dont par un raccourci malheureux j'ai modifié le sens. En janvier dernier par exemple, je publiais ici même une chronique sur les avis consommateurs qui débutait ainsi : "Selon une étude d'Easy Panel pour un nouveau site d'avis de consommateurs Testntrust, 75% des internautes estiment que certains de ces avis sont faux." Dans la première mouture de ce texte, une coquille m'avait fait écrire "75% des internautes estiment que ces avis sont faux." De "certains de ces avis sont faux" à "ces avis sont faux", il y a ce pas franchi dans la démesure entre une information plausible et une information erronée qui risquent d'être reprises puis considérées comme vraies, alors que le bon sens crie l'inverse.
C'est ainsi que naissent les rumeurs et ceux qui y croient sans s'interroger.

Si la tendance que je vois se dessiner tend à en imputer la responsabilité à l'Internet et la facilité avec laquelle les informations sont reprises sans être vérifiées - quand la course au scoop préside et que la rapidité à publier prime sur le sérieux de ce qui est publié - ce n'est pas mon propos. J'opposerais plutôt qu'il s'agit de la nature humaine qui ne va pas en s'améliorant concernant l'objectivité devant les chiffres.
En des temps où l'Internet n'était même pas encore en âge d'être simplement imaginé, en 1870, un biochimiste allemand, Emile von Wolf, évaluait la composition nutritionnelle des aliments. Au lieu d'inscrire 2,7 mg de fer pour 100 gr de feuilles, il commet l'irréparable et inscrit 27 mg omettant la virgule. C'est ainsi que sans aucune vérification et pendant des décennies les épinards restèrent les poids lourds du fer, au point de devenir la source de la force légendaire de Popeye le marin, et le calvaire de générations de têtes blondes et brunes forcées d'en ingurgiter au moins une fois par semaine.
La dérive de la dérivée

Magie des nombres et des statistiques qui inspirent confiance, sans doute parce que les chiffres, dans leur apparence abstraite pour la plupart des gens, ôtent une partie de la réalité et rendent souvent plus difficile leur remise en cause, tout en masquant leur sens parfois abscons. C'est Mark Twain qui annonçait que les faits sont têtus. Il est plus facile de s'arranger avec les statistiques, et de les faire "dériver" au gré d'intérêts opportunistes. La dérive de la dérivée en est un parfait exemple. Concept que personne n’a vraiment envie de comprendre sur les bancs du lycée, beaucoup l'adoptent cependant ensuite. Ainsi, quand il s'agit de présenter la contribution du e-commerce dans le PIB français, on entend les commentateurs avisés expliquer qu'il contribuera à hauteur de 2 points supplémentaires d'ici 2015. Jusque là, tout va bien. Mais quand il s'agit d'explorer comment taxer le secteur, la justification implicite se fait autour de l'argument d'une croissance du e-commerce français qui augmenterait de plus de 20% par an depuis 10 ans. Sophisme des chiffres !

Ce ne serait pas une mauvaise idée retrouver un sens critique et d'arrêter les compromis par omission.

Prendre du recul par rapport aux chiffres en général et à ceux qui dessinent plus ou moins grossièrement le secteur du e-commerce, c'est tout ce que je souhaite à au moins 3/4 des e-commerçants qui composent 75% du commerce en ligne !