Kafka contre Orwell. À la rencontre de Daniel Solove.

Les États-Unis sont perçus comme étant à l'origine des principales menaces à l'endroit de la vie privée et des données personnelles. Ils abritent par ailleurs, une réflexion d'une richesse insoupçonnée en matière de régulation de la privacy.

Daniel Solove, professeur de droit à l'université de Washington explore méthodiquement depuis plus d'une dizaine d'années le concept de privacy en enrichissant sa réflexion de l'apport des sciences humaines et sociales. De fait, ce nouveau champ d'études en effervescence se veut une entreprise pluridisciplinaire dans laquelle sociologie, philosophie voire psychanalyse entretiennent un dialogue fécond avec le droit (David Lyon, Surveillance Studies. An Overview, Polity Press, 2007).
Encore plus insolite du point de vue français, Solove ne dédaigne pas le grand public pour lequel il se veut largement accessible, à l'instar de Lawrence Lessig dont il partage par ailleurs les préoccupations. Autant de raisons d'aller à la rencontre de ses travaux, non encore traduits, alors que les problématiques « informatiques et libertés » jadis marginales occupent aujourd'hui une place prégnante en France.

Daniel Solove décrivait dans son premier essai (The digital person, NYU Press, 2004) l'avènement des « dossiers numériques » sur tout un chacun et la construction de modèles destinés à prédire les comportements conduisant à reconsidérer la privacy à l'aune de nos sociétés techniciennes et de leur tendance croissante à l'exposition de soi.
Rappelons-le d'emblée. Celle-ci déborde la conception française de la vie privée qui, pour sa part, se déploie en sphères concentriques depuis le droit à l'image jusqu'au noyau dur de « l'intimité de la vie privée ». Elle trouve son origine dans le 4ème amendement à la Constitution des Etats-Unis (« Les arrestations et perquisitions ne peuvent avoir lieu sans mandat »), dans son exégèse par le juge Thomas Cooley (1888) qui évoquait le « droit d'être laissé en paix » (the right to be let alone), et enfin dans l'article fondateur de Samuel Warren et Louis Brandeis « The Right to Privacy » (Harvard Law Review, Vol. 4, n°5, 1890) dont le principe sous-jacent est celui de l'inviolabilité de la personnalité. Si Brandeis fait de ce droit la matrice de toutes les libertés, il s'abstient toutefois de le définir, et cette omission un siècle plus tard prend la forme d'une béance que les meilleurs esprits s'échinent à combler.
Pour sacralisée qu'elle soit, la privacy n'en demeure pas moins contestée. Par le mouvement communautarien notamment qui, aux États-Unis, défend la thèse de l'intérêt supérieur de la communauté. En contrepoint du consensus favorable à la défense et au renforcement de la privacy, le sociologue Amitai Etzioni soutient que celle-ci exprime des intérêts antagonistes et, de ce fait, ne doit être envisagée qu'à l'aune de l'intérêt de la société, non en des termes purement individuels (The Limits of Privacy, Basic Books, 1999). Ceci, selon lui, peut dès lors légitimer la violation du secret médical au nom du « bien commun ».
L'entreprise de Solove ambitionne par conséquent de dissiper le flou d'une notion « faiblement théorisée » et combattre le « désarroi » qu'il y a à s'accorder sur une définition commune. Par ailleurs, ce concept trop étroit ou trop large sous la plume des théoriciens qui à trop vouloir embrasser mal étreint, doit être non seulement relativisé - les demeures de la société Java d'Indonésie ne comportent pas de porte - mais également pensé comme un perpetuum mobile, la sphère du « privé » et la signification donnée à ce terme étant en déplacement constant. Partant de ces présupposés, il renonce à fixer une définition, rechercher un dénominateur commun aux multiples acceptions qui ont cours et, au final, déterminer une essence de la privacy au profit d'une méthode qui emprunte à Wittgenstein la théorie des « ressemblances de famille ».
«
Nous voyons, dit le philosophe autrichien, un réseau complexe d'analogies qui s'entrecroisent et s'enveloppent les unes les autres. Analogies d'ensemble comme de détail » (Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, 1936, Gallimard, 1961). Pour Solove, les situations désignées sous le terme ombrelle de privacy partagent des similarités et s'agencent selon un système de correspondances mais ne sont pas réductibles les unes aux autres. Rupture épistémique au sein de la pensée juridique dès lors qu'il s'agit de remplacer les catégories par des réseaux mouvant de contextes constamment mis à l'épreuve du réel et aboutir à une définition pragmatique.
La taxinomie des dangers, partagée par les États-Unis et l'Union européenne, comprend quatre catégories principales, chacun de ces groupes comportant des sous-catégories qui toutes participent de la même « famille » : (i) collecte des données (surveillance, interrogation ...) ; (ii) processus d'exploitation (agrégation, identification, exclusion consistant dans la mise à l'écart du l'usage des données ...) favorisé par le
data mining qui crée une « personne digitale » selon l'expression de Solove ; (iii) dissémination abusive des données ; (iv) invasion dans la vie privée. Il s'agit pas moins de repenser l'architecture d'un droit inadapté aux industries des bases de données.
Une autre démarche iconoclaste qui vaut à cet auteur l'attention des grands médias américains consiste à contester l'hégémonie de la « métaphore » orwellienne pour décrire les atours de la société de surveillance. En 1974 déjà, le Juge de la Cour suprême William Douglas observait à propos d'une affaire de base de données que « l'ordinateur est devenu le coeur d'un système de surveillance qui transforme la société en un monde transparent d'un âge orwellien ». Pour autant, l'usage systématique de cette métaphore constitutive déclinée en fonction de la menace - « little brothers » désigne les puces RFiD fondues dans le quotidien - n'échappe pas à la critique et a tôt-fait de rencontrer ses limites. Car la surveillance ne constitue qu'une dimension du problème et se polariser sur elle conduit à négliger les autres.
En outre, son objet est le plus souvent sans rapport avec la malignité de celle du roman 1984. Son aspect le plus insidieux, le jugement humain ou la crainte d'un semblable jugement, fait défaut dans le contexte des bases de données commerciales. Point de surveillance par Big Brother mais plutôt une agrégation « aveugle » de données divers par des machines. De fait, la plus grande partie des données collectées ne sont pas considérées comme « sensibles » au point que peu de précautions sont mises en œuvre par les intéressés.
Ce comportement exprime une disjonction entre la valeur de la vie privée per se et son utilité sociale. La
privacy qui n'a pas de valeur sociale fixe pour Solove doit par conséquent répondre à une « conception pluraliste ». Aussi propose-t-il en lieu et place le Procès de Kafka. K, son infortuné héros, qui n'a pas accès à son dossier tente vainement de découvrir pourquoi les raisons de l'intérêt que lui porte le tribunal. Frustration et vulnérabilité face à une bureaucratie tentaculaire, perte de contrôle sur ses informations par un processus tenant l'intéressé dans l'ignorance de l'utilisation et des finalités du traitement le concernant. Tels sont les traits saillants de la société des bases de données et du data mining qui lui font préférer Kafka à Orwell.
Le premier renverrait aux conditions du traitement et à l'utilisation des données, le second à la seule collecte. L'ennemi principal désigné par Solove s'incarne dans les administrations gouvernementales (« Rise of the administrative state ») et leur logique « kafkaïenne ». La critique anti-étatique présente en filigrane n'est pas étrangère au propos.

Les métaphores sont des outils qui permettent de conceptualiser en reliant une chose à une autre. Elles « tissent un monde de présupposés qui travaillent en sourdine et hantent notre façon de conceptualiser » observe Lucien Sfez (Critique de la communication, 2de éd., coll. Points, Seuil, 1992).
L'emploi d'une métaphore conduit à faire acte de théorisation politique et emporte des implications normatives. Mais s'agit-il bien de cela ? Ce que décrit et dénonce Solove n'a-t-il pas plutôt à voir avec l'emprise des images comme autant de signes en déshérence qui, contrairement à la métaphore, s'épuisent à attirer les concepts ? N'est-il pas tout aussi vain par conséquent de vouloir substituer un cliché par un autre ?
Faut-il en définitive lire Solove ?
Les partis pris et l'ambition du propos peuvent agacer tandis que la traduction pratique de ses réflexions paraît encore lointaine voire improbable. Pourtant, il faut certainement lui savoir gré d'esquisser les contours d'une économie politique de la question encore cruellement absente.