Lawrence Lessig et la « Culture libre »

Largement méconnu en France, l'universitaire Lawrence Lessig est notamment l'inspirateur des licences "Creative Commons". La récente traduction en français de son ouvrage "Free Culture" devrait lui permettre de trouver toute sa place dans les débats numériques à venir.

Atypique, Lawrence Lessig l'est certainement à bien des égards. Fort peu connu en France en dehors des cercles du logiciel libre, la récente traduction collaborative de son essai Free Culture, paru outre-atlantique voici quelques années, facilitera la découverte des travaux de ce professeur de droit à l'université de Stanford, spécialiste de propriété intellectuelle et inspirateur des licences « Creative Commons ». Cette initiative qui se double d'une libre mise à disposition intervient près de 10 ans après la publication de Codes and other laws of Cyberspace, qui à l'heure de la bulle Internet apparaissait comme une tentative audacieuse autant qu'inédite de penser la régulation du cyberespace.
Le soubassement théorique qui a fait la renommée de cet auteur militant reste le même : le code informatique fonctionne comme une sorte de loi sur laquelle les programmeurs (codes writers) sont en mesure d'exercer un « contrôle » pourvu qu'il soit « ouvert » et accessible. Partant, l'auteur distingue le code voté par le Congrès et incarné dans la loi qu'il dénomme l'« East Coast Code » de celui écrit par les programmeurs de la Silicon Valley ou « West Coast Code ». Le fil directeur de « Culture libre » demeure tout aussi familier de ses lecteurs. Ainsi, la notion de propriété pervertie par l'extension sans borne de la loi aurait-elle conduit à une situation « féodale » au profit des titulaires de droits et à la disparition de la « culture libre ». Les cultures libres sont celles qui, largement ouvertes, permettent la création à partir de l'existant. Elles seraient favorisées par le système du « collage » sur le modèle des logiciels open source dont le code est partagé ; leur développement requérant de transposer ce modèle à la plupart des contenus. Faux paradoxe aux allures de provocation : la « culture libre » n'est pas sans propriétaire nous dit Lessig. « Mon propos n'est pas de plaider pour l'anarchie ». Il est vrai que si celui-ci a toujours marqué une proximité à l'égard des activistes libertaires de la Free Software Fondation, il n'a jamais milité pour la disparition de l'État, mais plutôt théorisé le dépérissement de la loi dans le cyberespace. 

Le droit de propriété s'étend-il jusqu'aux espaces célestes ? En 1945, la Cour fédérale invalide l'ancienne jurisprudence selon laquelle « les droits de propriété s'étendent jusqu'à la périphérie de l'univers », car elle « aboutit à une privatisation de l'espace aérien ». Ce cheminement conceptuel appliqué à Internet a tôt fait de renseigner sur la démarche de l'auteur invoquant à l'instar du Juge Douglas le « sens commun » contre l'application des droits de propriété pensés pour le monde physique. Au nom de ce « sens commun » et au prétexte de combattre le piratage, le gouvernement détruirait la « culture libre ». Nous sommes ici en terre étrangère et inventive, bien loin des concepts traditionnels du droit d'auteur. Point d'oeuvre originale protégée ou de réglementation. En revanche, la théorie développée s'articule autour du distinguo entre libre et marchand, sur la notion de « biens communs », le tout inséparable d'une « régulation » à l'intersection des mondes du droit et de l'économie, inspirée par une vision physiologique d'Internet pensé comme un gigantesque corps sans organe parcouru de réseaux.
« Libéral libertaire », Lessig l'est assurément qui souhaite un « marché de la culture plus concurrentiel » contre les entraves résultant de la concentration des droits.
Mais selon lui, le danger vient désormais du code des programmeurs qui au-delà des prévisions de la loi rend tout contrôle mécanique et tout ajustement impossible, jusqu'à réduire à néant le fair use (l'« usage loyal » au centre du copyright américain) et au risque de déséquilibrer le droit de propriété. On pense de prime abord aux DRM (Digital Rights Management ou système de gestion des droits) aujourd'hui désertés. La solution avancée s'inspire d'une sorte de licence égale qui ne dit pas son nom reposant sur un système d'empreintes numériques. On se souvient des débats virulents ayant entouré cette initiative inscrite dans le projet de loi DADVSI fin 2005, qui finit par être rejetée. Ce faisant, l'auteur consacre de longs développements à dénoncer la criminalisation des pirates du dimanche pour suggérer de « virer beaucoup d'avocats » dont l'âpreté au gain aurait perverti les règles du copyright.
Lessig, lui-même avocat, n'est pas le premier à stigmatiser cette profession qui, aux États-Unis et depuis John Perry Barlow, concentre toutes les attaques des partisans du logiciel libre. Si le propos n'est tout compte fait guère novateur, la méthode l'est d'avantage, surtout si on la rapporte à la qualité d'éminent professeur de droit de son auteur.
L'Histoire des industries culturelles est égrenée sur le mode de l'anecdote tandis qu'une planche de comics se voit détournée à la manière des situationnistes pour servir la démonstration. De Kodak au 11 septembre 2001, d'Alexis de Tocqueville aux blogs perçus comme le substitut d'une délibération défaillante, la multiplication des exemples sous forme de scénettes n'évite pas la dissolution du fil théorique.
Pour autant, cette façon de faire radicalement étrangère aux us et coutumes académiques françaises procure un effet rafraîchissant qui fait regretter le goût avéré pour la quiétude des ouvrages savants de nos professeurs hexagonaux alors que le débat public mérite d'être investi par les juristes avec des moyens inédits.