Le rôle des objets connectés dans les violences conjugales

En novembre dernier, le gouvernement français a décidé de s’engager activement dans la lutte contre les violences conjugales. Le sujet, épineux, doit faire l’objet d’une sensibilisation importante et des mesures d’envergure doivent être prises compte tenu de l’explosion du nombre de cas.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette augmentation : les victimes ont moins peur de s’exprimer et les mœurs évoluent vers une égalité des sexes qui tend à dénoncer les injustices, autant qu’elle révèle la gravité de situations particulières, considérées comme banales par certaines personnes mal informées. Toutefois, d’autres facteurs, moins évidents car indirectement liés, peuvent également expliquer l’augmentation des violences conjugales et du harcèlement.

Que se passe-t-il lorsque l'Internet des objets (IoT) devient une menace pour les personnes dans un foyer connecté ? Des chercheurs de l'University College London ont constaté dans un rapport publié en 2018 que "les appareils connectés manquent actuellement de paramètres de sécurité et de confidentialité bien établis, et sont intrinsèquement conçus sur la base de l'hypothèse que tous leurs utilisateurs se font confiance. En tant que tels, ils représentent un nouveau vecteur de risque." Bien que les incidents de violences conjugales impliquant l’IoT aient augmenté, il y a toujours un manque de sensibilisation ou de compréhension de la façon dont les maisons intelligentes peuvent être exploitées pour espionner ou harceler leurs résidents.

Les objets connectés exacerbent en effet aujourd’hui les relations entre les personnes ; elles les rapprochent et les connectent bien plus qu’auparavant. Une telle révolution dans le domaine des communications n’est pas sans impact sur la façon dont l’on doit percevoir les rapports humains. Si les nouvelles technologies rapprochent les hommes, ce n’est pas forcément de leur plein gré et notre libre-arbitre, celui qui nous permet d’affirmer la liberté de vouloir ou non communiquer avec l’autre, se retrouve de nos jours confus dans l’omniprésence de la connectivité et sa permanente sollicitation.

Dans ce contexte, les violences conjugales ne peuvent plus être considérées uniquement comme des actes physiques : le harcèlement en ligne, déjà existant via les smartphones et ordinateurs, s’étend à toute la gamme d’objets connectés que comprend par exemple un foyer, des thermostats aux ampoules électriques en passant par les babyphones ou encore les réfrigérateurs. Cette diversité offre à un individu malveillant un éventail plus large d’opportunités pour mener ses desseins de harcèlement par un simple geste sur un smartphone : allumer ou désactiver des appareils à distance, contrôler le chauffage d’une maison ou pire encore, garder un œil sur les éventuelles caméras de surveillance.

Cette prise de contrôle peut également être exploitée dans un but financier en activant tous les objets d’un foyer alors qu’il est inoccupé, dans le but de faire monter drastiquement la facture d’électricité. En outre, ces appareils connectés peuvent être utilisés de façon abusive pour harceler les résidents afin de les empêcher de dormir la nuit, en diffusant de la musique par exemple. Un harceleur n’a plus besoin d’être physiquement présent pour contraindre sa victime. La connectivité perpétue donc le lien, les deux peuvent être physiquement séparés, mais tant que la personne malintentionnée aura accès aux objets connectés de la victime, cette dernière ne pourra pas vivre sereinement. La pensée d’être constamment épiée, dépossédée de sa liberté et de sa vie privée alourdit considérablement la pression qui résulte d’une persécution. Pour une victime de violences conjugales, il est primordial d’un point de vue psychologique de recouvrer toute son indépendance après une séparation notamment ; et les objets connectés sont un lien constant.

Il est donc important de garder le contrôle des objets connectés en sa possession. En ce sens, faire l’inventaire de ceux-ci et s’assurer de leur sécurité est une étape importante mais pas suffisante. D’une autre façon, se déconnecter entièrement de tous ses appareils pour ne plus subir les harcèlements d’un bourreau peut apparaître comme une solution simple et efficace, mais sa radicalité n’est qu’un écran de fumée. En déconnectant son smartphone ou son assistant personnel intelligent, la victime s’enfonce encore davantage dans le cercle vicieux d’une isolation aux effets négatifs. En effet, d’une part, certaines activités de la vie quotidienne se font désormais via les technologies et se passer de cette facilité n’est pas nécessaire. D’autre part, les réactions d’un harceleur ou agresseur alors privé d’une partie de son emprise sont imprévisibles face à une décision aussi abrupte.

Les fabricants d’objets connectés ont un rôle important à jouer dans la protection des victimes sans les confiner à l’isolement digital. En effet, la cybersécurité des appareils IoT est souvent négligée au bénéfice d’une mise sur le marché rapide et du maintien de la compétitivité. Mais ce n’est pas tant une meilleure sécurisation de ces objets qui aidera les victimes de violences conjugales, mais bien le concept de la sécurité elle-même de l’IoT qu’il faut repenser : la confiance, centrale dans le développement des systèmes de sécurité informatique, doit ici être considérée sous un nouvel angle et répondre à la question suivante : en partant du paradigme selon lequel les technologies sont conçues avec l’idée que les gens qui partagent une maison sont dignes de confiance, comment les empêcher d’y avoir accès à partir du moment où ils ont quitté le foyer ?

Enfin, les autorités, policières ou législatives, n’ont pas toujours conscience de la réalité de l’utilisation des objets connectés dans le cadre des violences domestiques. D’une part car le sujet est encore récent, et que les statistiques manquent ; et également parce que les forces de l’ordre ne disposent souvent pas des outils permettant la recherche de preuves et la protection des victimes sans toutefois les isoler digitalement. Aux Etats-Unis, la loi reconnait de plus en plus le rôle de l’IoT dans les violences conjugales et de nombreux sites de défense du droit des femmes mettent aussi en exergue cette question. En France, la question n’est pas encore complètement couverte, bien que celle du harcèlement en ligne fasse l’objet de lois et de protections spécifiques pour les victimes. Toutefois, la tendance actuelle s’oriente vers une meilleure compréhension de ce sujet encore méconnu mais qui fait encore souffrir des victimes après avoir été pourtant séparées de leurs bourreaux.

Notre époque connaît un véritable élan vers plus d’égalité entre les sexes, permettant de montrer du doigt certaines injustices et de prendre des mesures concrètes. Dans le cas des violences conjugales, beaucoup de choses restent à faire, et le contexte actuel des nouvelles technologies doit être véritablement considéré comme un facteur potentiellement aggravant. Sans pour autant décrier les objets connectés, il s’agit ici tout d’abord de reconnaître le rôle qu’ils jouent dans la relation entre un harceleur ou agresseur et sa victime, et ainsi prendre des mesures afin de mieux sécuriser ces appareils, contrôler qui y a accès tout en ayant la possibilité de s’en servir et d’en tirer le meilleur parti au quotidien.