La Neutralité du Net est à l’agonie : elle n’avait aucune chance, et après ?

Des annonces récentes de la part d’opérateurs Internet américains indiquent que la Neutralité du Net risque d’être profondément mise à mal. Ce n’est pas étonnant : des raisons fondamentalement encrées dans les mécanismes de marché expliquent cette dynamique. Quelles sont les issues probables ?

La Neutralité du Net : un enjeu égalitaire inscrit au cœur de l’histoire d’Internet

La Neutralité du Net est un principe simple d’égalité des internautes face aux opérateurs. Comme l’explique très bien La Quadrature du Net sur son site, c’est un principe qui garantit que les opérateurs de télécommunications ne discriminent pas les contenus ou les utilisateurs. L’idée est simple : Internet est Internet, un paquet de donnée n’est pas traité différemment par l’opérateur en fonction de son contenu, il n’y a pas un accès différent pour Youtube, pour Google, ou pour les jeux vidéos, mais un seul accès, le même, pour tout le monde…

Une offensive des opérateurs pour changer la situation

Et c’est bien cela que certains opérateurs aimeraient changer. En janvier dernier, on pouvait penser que cette règle avait été directement fragilisée lorsqu’une décision de justice  américaine concluait que les agences gouvernementales n’avaient pas la compétence pour forcer les fournisseurs à traiter le trafic Internet d’une manière égalitaire. Très récemment, le CEO de Verizon a déclaré qu’il aimerait faire payer plus cher les gamers pour leur accès à Internet. Même en France, de nombreux débats ont eu lieu sur la qualité du service Youtube pour les utilisateurs de Free à certaines heures…

La différenciation, un levier de rentabilité

La volonté des opérateurs de faire payer des prix différents pour des usages différents n’est pas propre au Web. Si vous volez en première classe ou en classe économique, le prix ne sera pas le même.
Si vous consommez beaucoup de gaz ou d’électricité, vous paierez plus, parfois, même en fonction de l’heure de consommation. A forfait mobile différent, services différents, et prix différents…
De nombreuses raisons peuvent expliquer ce constat. La différenciation permet en fait aux entreprises de se distinguer de la concurrence et donc de se garantir des marges même dans des environnements très concurrentiels. Ceci est en fin de compte souvent à l’avantage du consommateur qui trouve alors une offre qui correspond mieux à ses besoins spécifiques à un prix approprié.
L’argument pourrait donc se défendre : « Pourquoi faire payer le même prix à quelqu’un qui a une utilisation classique d’Internet – et donc demande un débit faible – par rapport à un gamer qui télécharge de nombreux fichiers très lourds et qui coûte donc très cher en bande passante ? ».
Ne serait-il pas temps de pouvoir apporter un peu plus de finesse dans ce système et pouvoir offrir des offres plus différenciées et des prix plus ajustés aux besoins ?

Qui sait ? L’utilisateur « classique » (qui ne télécharge pas massivement ou qui ne joue pas à des jeux vidéos en ligne) pourrait peut-être même se retrouver avec une offre « de base » beaucoup moins cher et ne pas « payer pour les gros consommateurs  de bande passante ». Ce système pourrait même être vu comme plus juste…

Le marché n’est pas égalitaire…

Sauf que, la différenciation n’est pas toujours à l’avantage de tous les consommateurs… Le risque est d’arriver à une situation où les entreprises, cherchant à dominer leur marché, aient le contrôle total de certains types d’accès (via une intégration verticale ou horizontal par exemple). Un exemple récent est celui de Comcast et Netflix qui ont décidé de s’allier, garantissant pour les utilisateurs de Comcast un accès privilégié au contenu de Netflix. Le risque étant, par exemple, qu’il ne soit bientôt plus possible de regarder House of Cards en haute définition (d’une manière légale) qu’en s’abonnant à Comcast.Il est dans la nature d’une entreprise commerciale d’accroitre sa puissance par rapport à ses concurrents et dans un même temps d’offrir de meilleurs services à ceux qui peuvent se les payer. Dans une telle situation, les opérateurs pourraient imposer leurs prix aux désavantages de la grande masse des consommateurs, et ce, sans contreparties.

… mais reste un mécanisme puissant d’allocation des ressources

Une telle situation a un nom : c’est un abus de position dominante. Et l’Etat a normalement les outils pour agir. En cas d’abus d’une entreprise monopolistique, l’Etat a deux options : forcer la fin de la position dominante (casser le trust, pour imposer une forme de concurrence plus saine), ou accepter une situation dominante, mais empêcher l’abus par la régulation.
Peu de secteurs ont échappé à cette situation, surtout dans le cas de
monopoles naturels comme c’est le cas des réseaux. Même en cas de monopole ou d’oligopole, par exemple dans les transports, les entreprises de télécommunications, ou les fournisseurs d’énergies, ces sociétés peuvent faire payer des prix différents pour des services différents, du moment que le législateur ne considère pas qu’il y a abus de position dominante.
Cette situation, si elle est bien contrôlée, peut même être à l’avantage des consommateurs : les prix sont plus bas grâce aux économies d’échelles, et chaque utilisateur particulier peut trouver une offre qui lui convient mieux à un prix qui correspond à son usage. Faire appel au marché reste souvent la meilleure manière d’assurer l’innovation et de garantir que les consommateurs peuvent trouver ce qu’ils recherchent.
En fin de compte, cette dynamique n’est pas propre à Internet, et la seule chose qui explique que nous n’en soyons pas encore arrivés là est la relative jeunesse de cette technologie…

Quel avenir pour Internet, en économie de marché ?

Avec l’arrivé d’enjeux financiers et économiques très importants, Internet a gagné en diversité et en maturité, mais se voit au cœur de nouvelles batailles commerciales. Les mécanismes à l’œuvre ne sont pas nouveaux, et il ne faut donc pas s’attendre à ce que la toile échappe aux conséquences classiques résultantes de l’économie de marché.
La question n’est plus de savoir si la Neutralité du Net va disparaître, mais ce qui lui succèdera…
Internet doit faire son deuil de ses années d’anarchie idéale et doit entrer dans l’air de la maturité des rapports de force. Celle-ci sera caractérisée par une dynamique cadrée par un système juridique adapté aux nouveaux enjeux. Il ne faut pas perdre de vue qu’un espace de non-droit ne profite pas à la majorité des individus, mais aux éléments les plus forts du système…