Les organisations malades du changement permanent
Portée par la quête de nouveauté des médias et des consommateurs, l’idéologie du changement s’est emparée des entreprises qui voient dans le mouvement continu un excellent moyen de renforcer leur compétitivité. Et si les organisations avaient surtout besoin d’un peu plus de stabilité ?
Selon le célèbre théoricien du management, Peter Drucker, une entreprise ne doit pas être en mesure de faire face au changement : "elle doit être conçue pour le changement". La nuance a l'air infime. Elle est en fait déterminante. Pour Drucker, la meilleure façon de changer le moment venu est de changer en permanence. A la limite, ce n'est pas tant l'objet du changement qui est important que le fait d'être toujours prêt. Au cas où. Une vraie stratégie de GI. Pour John Kotter, auteur du best-seller international "Leading Change", "il ne faut jamais sous-estimer la grandeur des forces qui renforcent l'autosatisfaction et qui aident à maintenir le statu quo". Conclusion : toute entreprise a intérêt à se bouger pour ne pas s'enkyloser, avancer pour ne pas reculer, se fixer de nouveaux défis pour ne pas ne s'endormir. A peine un changement est-il lancé qu'un autre doit lui succèder quitte à l'infléchir, le corriger, le contredire. Que le rythme se révèle épuisant, les intentions éloignées des réalités et les retombées décevantes au regard du temps et de l'argent investis, tout cela compte assez peu. L'essentiel est de changer. Parce que ne pas changer aujourd'hui c'est prendre le risque de ne pas pouvoir le faire demain.
La difficulté soulevée par le changement n'est plus tant à l'extérieur qu'à l'intéreur de l'organisation. Objets de toutes les injonctions issues d'une culture de l'entreprise anglo-saxonne, les employés sont systématiquement perçus par les managers comme des freins à desserrer et des obstacles à surmonter. Une tendance à la résistance que les enquêtes confirment régulièrement. A titre d'exemple, un sondage Ifop réalisé pour La Tribune (1) interroge un échantillon de salariés sur la façon dont ils ont perçu les modalités de mise en place du dernier changement dans leur société et leur degré global de satisfaction. De quel type de changement parle-t-on ? Le sondage ne le précise pas mais le résultat est sans surprise : les salariés sont 53% à manifester une "adhésion molle" au dernier changement, 24% à s'inscrire dans le cadre d'une "résistance de principe" et 12% à déclarer leur "rejet". Rien de très étonnant si l'on se réfère à la règle du "20-60-20″ (2). Mais pour le cabinet RH, commanditaire du sondage, la "taille du ventre mou" est "très inquiétante". La solution ? Impliquer le top management et faire preuve de beaucoup d'écoute sans oublier, bien entendu, de réaliser "un diagnostic préalable en profondeur" et "un suivi le plus efficace possible". Réaliser par qui ? Par un cabinet RH, bien sûr...
Derrière cette frénésie du changement, qui mêle une fascination pour la culture dominante associée à la modernité et la dure réalité des contraintes financières et économiques, des mots différents ne cessent de cacher les mêmes contradictions. D'un côté, la satisfaction du client intronisé dans toute sa puissance. De l'autre, l'impératif de rentabilité qui consiste à produire moins cher (et si nécessaire ailleurs). Ces deux objectifs ne sont pas toujours contradictoire mais il va de soi pour tout le monde -en interne mais aussi, quand une certaine limite est dépassée, pour le client lui-même- que lorsqu'il faut choisir entre la royauté du client et l'impératif de rentabilité, c'est la rentabilité qui doit prévaloir. Après tout la satisfaction client ne se lit-elle pas aussi, sinon surtout, dans les résultats trimestriels ?
Autre contradiction, systématique pour le coup, entre l'impératif de "transversalité" et l'exigence de responsabilisation individuelle. Autant la hiérarchisation entre la satisfaction du client et la rentabilité de l'entreprise ne fait guère de doute en interne, autant la tension se révèle maximale entre le devoir de collaborer avec ses collègues et celle qui consiste à assumer seul comme un grand. Sur ce point, pas de cynisme mais la conviction profonde que l'esprit d'équipe peut et doit aller de paire avec l'autonomie. Résultat : un épuisement général en reporting, une part de stress qui pourrait être en grande partie évitée et une réunionite aigüe qui, malgré les progrès des techniques de communication, continue d'alourdir les emplois du temps au nom d'une responsabilité que chacun préfère, évidemment, ne pas assumer seul.
Dernière contradiction, et non des moindres, le changement n'est jamais entendu de la même façon au sommet et à la base. Le sommet veut agir au niveau des grandes masses. Objectif : procéder à des restructurations visibles se traduisant par des chiffres significatifs. Ce type de changement doit exprimer une volonté forte et porter ses premiers fruits rapidement, notamment sur un plan financier. La base, elle, attend d'autres changements. Des changements qui se jouent à l'échelon individuel, encouragent le mérite individuel sans développer l'arbitraire de l'encadrement intermédiaire. Le souci d'une plus grande efficacité organisationnelle est présent au sommet et à le base. Mais ce changement n'est pas entendu de la même façon dans les deux cas et, en un sens, ce quiproquo est largement inévitable.
En fait, le problème du changement c'est qu'il peut devenir très vite fastidieux. Pour le top management, l'important et le plus valorisant se situe au premier stade du processus : lors de l'annonce. Le changement constitue alors une promesse et l'expression d'une vision. Passé la phase de réflexion et de décision, le changement perd l'essentiel de son aura, de sa consistance et de son intérêt. Il demande un minimum d'explications pour rassurer, d'implication pour motiver et de temps pour se traduire dans les faits. D'éminemment stratégique, le changement se dilue puis se mue en processus laborieux, incertain et au final rarement gratifiant. C'est aussi pour cette raison que le changement appelle le changement : pour ne pas se soumettre aux dures réalités du quotidien mais au contraire tenter de s'en affranchir.
Il serait trop facile de faire des cabinets RH et des cabinets de stratégie les boucs émissaires du changisme ambiant. Les premiers comme les seconds sont bien plus souvent missionnés pour accompagner le changement que pour l'initier. Sur les grandes décisions stratégiques, leur rôle est beaucoup plus réduit qu'ils ne le clament haut et fort ou qu'ils finissent par le croire eux-mêmes, ce qui est en un sens rassurant. Les directions générales sont revenues des réorganisations. Elles ont appris à décrypter le discours des consultants et à se méfier des modes managériales. C'est qu'après des années placées sous le signe du changement permanent, l'interne n'est plus seulement dubutatif : il est devenu extrêmement rétif. Même scepticisme du côté des experts financiers qui voient d'un mauvais oeil de nouvelles annonces tonitruantes lors des assemblées générales n'ayant pour seul objet que de raviver la flamme des investisseurs après des résultats décevants. D'un coup, les plus perspicaces finissent par faire entendre leur conception du changement permanent : le signe le plus sûr d'un manque de vision, d'un échec stratégique, d'une évolution trop longtemps différée se soldant, la plupart du temps, par des plans sociaux et des fermetures de sites insuffisamment compétitifs. Bouger, oui. Surtout pour restructurer : en un mot éliminer ou, pour reprendre une formule aussi imagée que méprisante : dégraisser le mamouth.
Après les années 90 où les entreprises changeaient ausi facilement de métier que de nom, le changement est vu avec plus de recul et moins d'euphorie. La mode du changisme n'est pas complètement passée mais elle s'essouffle. Et c'est tant mieux. Pour les plus réalistes, le changement réorganisationnel est avant tout une question de nécessité. Pas un projet en soi. Dans un contexte dominé par la crainte du chômage et le sentiment d'insécurité, il faut au contraire rassurer les salariés, installer des cadres stables, des règles du jeu qui ne changent pas tous les quatre matins, fidéliser les plus motivés, donner la possibilité aux salariés de travailler plus efficacement, réunir les conditions d'une paix sociale... Améliorer des services, innover en matière de produits, travailler sur la productivité restent des objectifs indispensables. A l'inverse, secouer le cocotier de l'entreprise en permanence constitue un contre-sens dont les effets désastreux commencent à être perçus.
Il était grand temps.
(1) Sondage réalisé auprès d'un échantillon de 1004 salariés d'entreprises de plus 1500 personnes pour le journal La Tribune du 21/06/10 : "Comment faire accepter les changements"
(2) La règle du "20-60-80" est aussi ancienne que l'idéologie du changement organisationnel. Elle veut que tout changement suscite chez les employés 20% d'adhésion, 60% d'indifférence et 20% de rejet.