Ciblage cookieless : le difficile chantier de l'adtech

Ciblage cookieless : le difficile chantier de l'adtech Mise en place d'un ID commun, matching de bases de données via l'email, deals trading desk par trading desk ou encore pub contextualisée… Voici les pistes les plus prometteuses du marché pour survivre à un monde sans cookie tiers.

Deux ans… C'est le nombre d'années qu'il reste au cookie tiers puisque Google a annoncé sa disparition de Chrome à l'horizon 2022. Si l'avenir de ce petit fichier texte avait été déjà assombri par son éviction de Safari, la décision de Google s'apparente à une mise à mort, tant la part de marché de son navigateur, près de 60% des connexions Web, est importante. Pour Google et les autres environnements logués type Facebook, rien ne changera vraiment. Ces walled gardens peuvent s'appuyer sur la donnée loguée qu'ils collectent au sein de leur environnement digital. La pilule sera en revanche beaucoup plus difficile à avaler pour le reste du marché, qui avait fait du cookie tiers sa cheville ouvrière. Ce sont en effet les cookies tiers qui permettent aux DSP, SSP et fournisseurs de data de suivre les internautes au cours de leur navigation sur le Web. Et, in fine, à un annonceur de diffuser des publicités ciblées auprès de ces internautes, tout en maîtrisant la pression publicitaire qu'il exerce entre plusieurs sites et en mesurant la performance de ses campagnes. Le B.A.ba de la publicité digitale donc.

"Les solutions d'ID unique manquent pour l'instant cruellement d'échelle"

 

Que restera-t-il une fois ces cookies tiers évaporés ? C'est bien ce qui inquiète aujourd'hui les principales adtech du marché, toutes affairées à trouver le moyen de survivre à un monde cookieless. L'option la plus évidente, mais certainement pas le plus simple à mettre en place, serait de trouver un substitut au cookie tiers. En l'occurrence, un ID unique qui permettrait à tous les acteurs du marché de partager une même devise publicitaire. Ils sont nombreux à étudier la question : le DSP The Trade Desk, le SSP Index Exchange, le data provider Liveramp et les spécialistes de l'identification, Digitrust et ID 5. Mais pour que de tels ID soient efficaces, ils doivent être adoptés de part et d'autre de la chaîne : depuis le SSP jusqu'à la DMP, en passant par le DSP. Avec, à chaque fois, des intégrations aussi coûteuses que chronophages qui pénalisent la bonne marche de ce chantier. "Ces solutions manquent pour l'instant cruellement d'échelle, constate Edouard Letort, directeur produit chez Gravity. Notamment parce que les SSP ne sont pas enclins à payer pour leurs services."

Difficile, dans ces conditions, d'obtenir des résultats probants. "C'est pour l'instant balbutiant", confirme Gaël Demessant. Le directeur du programmatique de Prisma Media procède à des tests avec ID5, Index Exchange et Liveramp. Tous obtiennent de déposer un cookie 1st party (spoiler, le cookieless n'est en fait pas complètement cookieless) en javascript voire via une délégation de domaine, pour passer les filtres des navigateurs. Dans cette course au long cours, c'est Liveramp qui est le plus avancé, "parce qu'il est déjà utilisé chez la plupart des annonceurs", à en croire Gaël Demessant. Et qu'il est forcément plus facile de convaincre DSP et SSP de travailler avec vous quand vous avez le soutien de ceux qui tiennent les cordons de la bourse. "Nous militons auprès du Syndicat des régies Internet, le SRI, pour que les médias testent ces acteurs", ajoute de son côté le directeur exécutif adjoint de Prisma Media, David Folgueira. Mais le chemin sera long avant qu'un des cinq impétrants réussisse à bien mapper l'écosystème Web.

Des alliances médias autour d'un email commun face à la menace de l'Apple ID

Une autre option, explorée aujourd'hui par certaines régies, est de s'appuyer sur un dénominateur commun, a priori un email, pour faire du ciblage cross-site. C'est l'ambition des alliances médias et de leur mode de connexion partagé via un single sign-on (SSO). Des initiatives collectives ont vu le jour au Royaume-Uni, avec le projet Ozone, et en Allemagne, avec Verimi. "On a besoin d'une alliance de ce genre en France", estime Camille Quiqueret, head of media programmatic chez Agence 79. Le projet de SSO commun initié par le Geste, PassMedia, a le profil tout indiqué… mais il n'inclut à date aucun accord de mutualisation des données collectées. "Les régies des éditeurs qui participent à ce projet n'ont pour l'instant pas été mises dans la boucle. La monétisation n'a pas l'air d'être une priorité", remarque David Folgueira. L'alliance data Gravity, qui revendique aujourd'hui 7 millions d'internautes logués une fois par mois, aurait, elle aussi, son mot à dire.

"La bonne nouvelle, c'est que ces alliances ont deux ans pour s'organiser", rappelle Benjamin Cozon, chief product officer d'Uptilab. La mauvaise, c'est qu'elles vont souffrir du lancement de l'Apple ID, un mode de connexion qu'Apple imposera aux éditeurs d'applications qui utilisent déjà des social login. L'Apple ID permet en effet aux utilisateurs de communiquer un email différent (et factice) à chaque éditeur auprès duquel ils se loguent. Le matching d'email et le ciblage qui vont avec deviennent illusoire pour cette audience amenée à grossir dans les mois qui viennent. Un éditeur ayant intégré l'Apple ID observe que 50% de ces nouveaux logués passent par ce biais…

Le chantier de la data 1st party

Constatant qu'il est impossible de mettre sur pied une initiative collective, certains éditeurs vont sans doute être tentés de la jouer perso. Le tracking intra-site restant autorisé par les navigateurs, l'exploitation de la data 1st party va devenir clé pour les régies médias. "Chacun pourra construire ses propres segments d'audience et les commercialiser en programmatique par le biais de clé valeur", explique Edouard Letort. A l'image de ce qui se fait déjà dans le cadre des deals ID, les régies pourraient attacher à chaque bid request des informations sur leur audience. C'est toutefois très lourd à mettre en place. "Il faudrait trouver une taxonomie commune à tout le marché pour industrialiser le processus un minimum", ajoute Edouart Letort. Il faudrait également que les acheteurs acceptent de faire confiance aux régies, n'ayant aucun moyen de vérifier la véracité des données qui leur sont communiquées par ce biais. Les esprits chagrins ne manqueront pas de noter que c'est déjà le cas avec Facebook et Google, qui se gardent bien de leur laisser auditer leurs données, mais les éditeurs lambda n'ont pas le pouvoir de persuasion du duopole publicitaire…

Toujours dans cette logique de deals one-to-one, les éditeurs pourraient également décider de croiser leur base de données avec celles de leurs plus gros acheteurs, via des emails hashés. Des emails encryptés de façon à être transformés en une chaîne de caractères incompréhensibles de quiconque ne connait pas la méthode de cryptage. "Il suffit de partager à l'acheteur la méthodologie de cryptage – MD5 ou Sha – pour lui permettre d'onboarder des audiences, de les retargeter et de maîtriser sa pression publicitaire", précise Edouard Letort. Cela ne serait pas sans générer, comme les alliances loguées, une certaine dichotomie publicitaire. "On aurait d'un côté des inventaires logués, avec des haut CPM, et de l'autre, des inventaires non logués à plus faible valeur", prédit Edouard Letort. C'est, selon David Folgueira, un peu déjà le cas. "La valeur que l'on retire d'un internaute logué n'est déjà plus la même. Cela peut être le double en termes de CPM par rapport à un non logué."

Les éditeurs qui ne pourront pas convaincre leur audience de se loguer auront une autre alternative : le recours au ciblage contextuel. Un mode d'achat qui voit les acheteurs optimiser leur stratégie d'enchères en fonction du contexte de diffusion de l'impression publicitaire plutôt que de la data socio-demo ou comportementale associée à l'utilisateur exposé (car il n'y en a plus vraiment dans un monde sans cookie tiers). "L'éditeur peut monétiser l'intégralité de son inventaire vu qu'il n'utilise aucune donnée personnelle et n'a donc pas besoin de récolter de consentement, analyse Edouard Letort. Le bémol, c'est que la donnée est plus pauvre." Il s'agit ici d'analyser le contexte de lecture – l'URL de la page, la thématique et les mots-clés présents grâce à de l'analyse sémantique - pour déterminer une intention. Prosaïquement de proposer les pages autos d'un site généraliste ou les articles qui parlent d'un nouveau modèle de Renault, PSA ou Volkswagen lorsque ces derniers cherchent à toucher des intentionnistes. "On utilise de plus en plus de data contextuelle pour nos campagnes à la performance", confirme Camille Quiqueret. Agence 79 a recours à des solutions comme Qwarry ou Seedtag pour le compte de clients issus de la banque, du voyage ou du gaming. Et elle assure toujours obtenir des taux de clics performants.

"Le recours à la publicité contextualisée serait un énorme pas en arrière. On n'a aucune maîtrise de la fréquence et du capping et on risque de faire revenir les adblockers"

"C'est très variable selon les campagnes", observe de son côté Charles Rousseaux. Le directeur de la BU marketing intelligence de Remind PHD estime qu'il est compliqué de comparer les performances du ciblage data contextuel et du ciblage data d'audience. "On utilise le premier sur Safari où les utilisateurs, à fort pouvoir d'achat, ne sont pas représentatifs de la moyenne." Gaël Demessant est lui carrément plus tranché et assure que "le marché n'achète pas aussi bien quand il n'y a pas de consentement". Comprendre que la publicité contextuelle n'est, à date, pas une option viable. Cette alternative serait, à en croire l'expert en data Ollivier Monferran, un "énorme pas en arrière". "On n'a aucune maîtrise de la fréquence et du capping et on risque de faire revenir les adblockers," prédit-il.

La pratique convient, en outre, peu aux éditeurs de news généralistes qui vont avoir du mal à qualifier leur audience. Quelle intention peut-on, en effet, associer à la consultation d'un article sur les résultats de la primaire démocrate en Iowa ? C'est, peu ou prou, à cette question que veut répondre la plateforme de data marketing suisse 1plusX. "Nous sommes capables de dire qu'un article qui parlera du gaz en Russie attirera plutôt des hommes de plus de 50 ans, intéressés par l'économie", illustre Jürgen Galler. Le fondateur de la plateforme assure que la compréhension de l'inventaire média va devenir clé. "Les régies vont devoir réfléchir aux performances de chaque article en matière d'engagement ou de conversion." En combinant ces informations avec du machine learning, il estime être capable de prédire la probabilité qu'aura tel article de générer des ventes de tickets pour un match du PSG, par exemple. Même logique chez Captify, plateforme qui relie une intention, une requête effectuée via le moteur de recherche d'un média, à un contexte, l'URL, associée. "Nous allons lancer notre plateforme 100% cookieless, Sense, cet été", annonce Vincent Pelillo.

"On a l'impression que les agences médias laissent tout le boulot aux éditeurs et qu'elles se contenteront d'acheter ce qui sera disponible"

Le patron Europe de ce géant de la search intelligence aura sans doute une belle carte à jouer alors, qu'ici encore, les agences médias et annonceurs privilégieront les acteurs à même de leur proposer un reach conséquent et que la plupart des offres de ciblage contextuel sont des initiatives isolées. "On pourra mettre en place des private deals avec Le Monde, Le Figaro et d'autres marques premiums mais on ne pourra pas le faire avec tous", prévient d'ailleurs Charles Rousseaux chez Remind PHD.

"Le marché a déjà du mal à acheter du Digital Ad Trust alors si vous rajoutez en plus du contexte cela devient compliqué", constate David Folgueira. Et de rappeler que tous les mots clés des articles des sites de Prisma Media sont déjà transvasés dans l'adserver utilisé par le groupe. "Quasiment aucun acheteur ne s'en sert à part pour faire du repoussoir." Un responsable programmatique a son explication. "Les éditeurs récupèrent encore 90% des consentement, les acheteurs ne ressentent donc pas le besoin de faire évoluer leurs méthodes. On a plutôt l'impression qu'ils laissent tout le boulot aux éditeurs et se contenteront d'acheter ce qui sera disponible", observe-t-il. Ou peut-être qu'ils attendent simplement de voir ce que Google leur réserve ?

Le géant de la publicité, qui avait dévoilé Privacy Sandbox en août 2019, le présente notamment comme un moyen d'envoyer de la publicité ciblée sans utiliser aucune donnée personnelle. "On ne sait pas encore trop comment ça marche mais Google y voit un moyen de créer des segments d'audience dans le navigateur, de manière décentralisée", précise Charles Rousseaux. Un pacte avec le diable ? Google a assuré vouloir en faire un projet open-source, un standard public permettant au marché de comptabiliser clics et conversions. Gaël Demessant est sceptique : "Le plus gros vendeur d'inventaire publicitaire dans le monde sera, ici encore, juge et parti."

Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de mars, un dossier sur le ciblage cookieless, une interview de La Banque Postale, le baromètre du programmatique, un focus sur l'insertion de pub dynamique dans les podcasts et un focus sur Displayce.