Pourquoi le prime time de la TV segmentée est encore loin

Pourquoi le prime time de la TV segmentée est encore loin La faiblesse du nombre de boxes adressables, couplée à l'absence de relations entre telcos et acheteurs, pénalise ce qui est pourtant une belle innovation.

"Réunir le meilleur des deux mondes." Difficile d'échapper à cette formule un brin facile lorsqu'on parle de télévision segmentée. Les régies TV la martèlent avec la force d'une publicité en prime time pour vendre une pratique qui leur permettra d'adapter les spots qu'elles affichent au profil des téléspectateurs exposés, en s'appuyant sur les données des opérateurs télécom. En clair de coupler la puissance de la TV avec la finesse de ciblage du digital. En France, c'est France Télévisions qui a ouvert le bal avec une offre baptisée "adressable.tv" qui permettra aux annonceurs d'être "au cœur de l'innovation TV en lançant les premières campagnes TV segmentées grandeur nature", à en croire le communiqué de lancement. "Les agences auxquelles nous avons présentées l'offre sont très enthousiastes", assure Vincent Salini, directeur du numérique de France Télévisions Publicité. Une dizaine de campagnes devaient être diffusées entre octobre et novembre, en axant le ciblage sur trois sujets : la géolocalisation, le foyer et les usages TV (petits, moyens et gros consommateurs). Une vraie innovation et un motif de fierté légitime pour le groupe audiovisuel public, qui a réussi à damer le pion à ses concurrents sur le sujet. Mais une première qu'il convient de nuancer au vu du nombre de foyers qui seront concernés par le dispositif.

"La part de marché de France Télévisions oscillant autour des 25%, ça nous fait 3 à 4% des foyers français adressables"

"On sera, pendant un moment, plus dans le Poc que dans le dispositif grandeur nature promis", prévient d'emblée Magalie Delmas, directrice générale du trading chez Heroiks. France Télévisions ne le précise pas dans son communiqué mais le nombre de Français susceptibles d'être touchés via son offre "adressable.tv" est relativement faible. Moins de 15% à l'horizon 2021, selon les estimations du marché. La télévision segmentée à la française s'effectue en effet via les boxes des opérateurs, dont les foyers ne sont pas tous équipés. Ils sont seulement 60% dans ce cas, le reste passant par la TNT et la télévision par satellite. La télévision ne pardonnant pas les retards d'affichage, contrairement au Web, les publicités affichées de manière adressée devront être stockées au sein des boxes (et non pas sur le cloud). Seules les boxes de dernière génération le permettent, ce qui divise par deux les 60% initiaux. Enfin, sur ces 30% de foyers adressables, il faudra également retirer ceux qui ne donnent pas leur consentement à la publicité ciblée (que les opérateurs doivent récolter). Selon les prévisions les plus optimistes, ce n'est pas plus de la moitié qui devrait y consentir. Ce qui nous mène aux 15% évoqués plus haut. Les annonceurs qui testeront l'offre de France Télévisions ne seront pas au bout de leur peine car il leur faudra, en plus, retrancher toute l'audience que ne capte pas la chaîne publique. "La part de marché de France Télévisions oscillant autour des 25%, ça nous fait 3 à 4% des foyers français adressables. Ça va être compliqué de réussir à toucher du monde sur des segments d'audience un peu spécifiques", prévient un patron d'agence. Surtout, "les volumes proposés ne seront pas suffisants pour tirer de réels enseignements", enfonce Magalie Delmas. Problématique pour un média qui, comme la télévision, a construit sa réputation sur le reach.

"On aura du mal à dépasser les 50% de box adressables avant 5 ans"

Ça l'est d'autant plus qu'on aura "du mal à dépasser les 50% avant cinq ans" à en croire Magalie Delmas et que les chaînes de télévision n'ont pas beaucoup de marge de manœuvre sur le sujet. "Tout dépendra de la vitesse à laquelle les opérateurs télécom upgraderont leur parc", confirme Christophe Ligeron, directeur du département écrans TV/vidéo de Publicis Media. La bascule sera coûteuse pour des opérateurs qui n'en feront pas une priorité sans avoir l'assurance d'y trouver leur compte. En l'occurrence, d'être rémunérés pour les données qu'ils mettent à disposition des chaînes. Et c'est loin d'être gagné. "L'enjeu, c'est de réussir à augmenter le chiffre d'affaire des régies sans nuire au ROI des annonceurs, tout en rétribuant un nouvel acteur, l'opérateur", résume Christophe Ligeron. Une équation d'autant plus difficile à résoudre que les opérateurs sont plutôt gourmands, eux qui réclament selon nos informations jusqu'à 50% des CPM réalisés via la TV segmentée. Des exigences que la plupart des chaînes estiment démesurées. France Télévisions est d'ailleurs, pour le moment, le seul acteur à avoir trouvé un accord avec deux des trois opérateurs : Oranges et Bouygues Télécom. "Sans doute parce que sa présidente, Delphine Ernotte, avait besoin de marquer le coup avant les élections de juillet", observe un expert du marché. Le patron de M6 Publicité, David Larramendy, n'est pas dans les mêmes dispositions. "Il nous a bien fait comprendre qu'il ne signerait pas un accord pour signer un accord."

"Quand on ne peut pas dire où est le magasin et à quel prix est vendu le produit, l'intérêt de la publicité devient limité"

Commercialisée au CPM, l'offre de France Télévisions s'expose forcément aux comparaisons avec celle des acteurs du digital. Et à raison de 25 euros du CPM, celles-ci ne sont pas toujours flatteuses. "Beaucoup lui préféreront les offres de vidéo en ligne, quatre à cinq fois moins coûteuse, sans aucune restriction de reach", craint Emmanuel Crego, directeur général adjoint de l'agence Values Media. C'est d'autant plus probable que la TV segmentée est assortie d'une contrainte règlementaire qui devrait rebuter pas mal d'annonceurs : impossible d'y communiquer une adresse physique. Un comble pour une pratique dont beaucoup de régies espèrent qu'elle leur permettra d'attirer des annonceurs locaux désireux de faire du drive to store. Pour les acteurs de la distribution, qui ne peuvent pas communiquer sur le prix des produits (à part pour leur propre marque), cela fera sans doute un écueil de trop.  "Quand on ne peut pas dire où est le magasin et à quel prix est vendu le produit, l'intérêt de la publicité devient limité", observe Emmanuel Crego. "Les tarifs ne sont pas hyper attractifs, c'est certain, mais c'est une erreur de les comparer avec ceux de la vidéo en ligne, les deux environnements n'ont rien à voir", tempère Christophe Ligeron. Vincent Salini est, lui, confiant. "On prouvera la rentabilité d'un tel dispositif, assure le patron du numérique de France Télévisons Publicité. On parle tout de même d'un écran qui est dix fois plus grand que le smartphone, 100% visible et brand safe, avec le son activé par défaut."

"Les telcos n'ont vu qu'un seul client dans cette histoire, les régies, et c'est bien dommage"

Ces problématiques de reach et de tarif sont, à en croire Emmanuel Crego, un moindre mal. Car, c'est, selon le patron de Value Media, surtout le business model choisi qui pose problème. La data opérateur est uniquement accessible via les régies des chaînes de télévision, qui la couplent systématiquement avec leur inventaire, dans une logique de bundle "data + media". "Les telcos n'ont vu qu'un seul client dans cette histoire, les régies, et c'est bien dommage", estime celui qui aurait aimé que les agences puissent acheter la data des opérateurs directement à la source. "Idéalement, il faudrait pouvoir fonctionner comme en digital avec une interface d'apport de data pour les acheteurs", abonde Magalie Delmas. Cela n'arrivera sans doute jamais, pour plusieurs raisons. D'abord, la relation commerciale qui lie historiquement les chaînes aux opérateurs. Les premiers fournissent le contenu, les seconds le distribuent. Le rapprochement s'est donc opéré naturellement par l'entremise des organes qui chapeautent les deux secteurs, l'AFMM et le SNPTV. "Packager une offre commerciale autour de la data est particulièrement gourmand en ressources humaines, ce n'est pas étonnant que les opérateurs, qui ne sont pas équipés pour ça, préfèrent sous-traiter le sujet aux régies", analyse Emmanuel Crego. Ces dernières sont d'autant plus enclines à prendre les choses en main qu'elles estiment qu'elles sont autant que les opérateurs, si ce n'est plus, propriétaires des données concernées. Le telco dit que c'est son abonné, la chaîne que c'est son téléspectateur. "Ce sont nos contenus et nos audiences, les opérateurs n'ont donc pas vocation à commercialiser ce volet", confirme Vincent Salini. C'est aussi pour les régies TV un moyen de protéger la valeur d'un inventaire qui a, rappelle Magalie Delmas, fortement baissé en l'espace de 20 ans. "En maîtrisant les tarifs de la TV segmentée, les chaînes s'assurent que cette dernière ne fait pas du tort à leur rotation générale, en tirant les prix vers le bas", analyse l'experte de chez Heroiks. Le raisonnement n'est pas sans rappeler celui des régies médias lorsque le programmatique est arrivé et, avec lui, la crainte d'un dumping généralisé.

"Je ne veux pas de foyers TF1 – Orange que je ne pourrai pas cumuler avec les foyers M6 – Bouygues"

Reste que pour les acheteurs, ce modus operandi n'est pas sans poser quelques contraintes. D'un point de vue ressources humaines déjà. Il va falloir négocier en tête à tête avec chacune des régies, là où une interface unique aurait permis de rationaliser les coûts d'opération des campagnes. "C'est le nerf de la guerre pour une agence média aujourd'hui", remarque Magalie Delmas. Cette multitude d'interlocuteurs devrait d'ailleurs rebuter l'une des principales cibles de la TV segmentée : les annonceurs locaux. "Un patron de franchise sera-t-il enclin à dealer avec chacune des chaînes pour mettre sur pied son plan TV segmentée ?", s'interroge Magalie Delmas. Pas sûr qu'il le fasse pour un plan de 10 000 euros qu'il pourra, beaucoup plus simplement, déployer en affichage out-of-home, par exemple. Ce cloisonnement des offres, avec une régie qui ne vend que les données de ses téléspectateurs comme elle l'entend, pourrait aussi poser problème au moment de faire des arbitrages. "En l'absence de baromètre unifié, ça va être impossible pour un acheteur de comparer les performances de TF1 et M6 sur une même cible", déplore Emmanuel Crego. S'il comprend que les régies prennent en main le sujet "car il s'agit de leurs programmes", Christophe Ligeron est sur la même longueur d'onde. "Les régies vont devoir uniformiser leurs offres au même titre que les FAI." Le dirigeant de Publicis Media explique ne pas vouloir de foyers TF1 – Orange qu'il ne pourrait pas cumuler avec les foyers M6 – Bouygues.

Les annonceurs auront besoin d'une vue consolidée. "Ça tombe bien, c'est notre savoir-faire", déclare Julien Rosanvallon, directeur général adjoint de Médiamétrie. Le spécialiste de la mesure d'audience TV, qui a envoyé une proposition aux opérateurs et aux chaînes en ce sens, devra les convaincre de sa légitimité. Il devra également plancher sur les moyens de réconcilier les plans médias achetés de manière traditionnelle et ceux de la TV segmentée. "Sans quoi, on va se retrouver avec d'un côté, des plans nationaux au GRP écran, basés sur le panel Médiamétrie, et de l'autre, des plans facturés au nombre d'impressions, fournis par les telcos", prévient Emmanuel Crego. En d'autres termes, des KPI et des outils de mesure dissociés. Sans compter que, faute d'avoir le détail de la méthodologie des telcos, qui ne sera pas validée par un tiers, les acheteurs n'auront pas d'autre choix que de les croire sur parole...

Il leur sera également impossible, dans ces conditions, d'adapter leur plan TV segmentée en fonction des performances de leur plan national. Permettre aux annonceurs d'isoler des foyers qui n'ont pas été assez en contact avec la campagne pour les cibler en priorité, c'est pourtant, à en croire Emmanuel Crego, la plus belle promesse de la TV segmentée. "C'est peut-être moins excitant d'afficher un même spot à tout le monde mais d'en optimiser son médiaplanning, grâce à la data, mais c'est diablement efficace." Cette utilisation de la donnée des telcos pour optimiser le taux de couverture est l'un des principaux cas d'usage aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, où on parle de "TV avancée". Alors que la consommation de la TV n'a de cesse de baisser, notamment chez les jeunes, il est de plus en plus stratégique pour les annonceurs de toucher les sous-exposés. C'est cette promesse qui explique le succès de certaines offres de vidéo en ligne, comme celle d'Altice Media qui propose, sur ses environnements digitaux, de toucher ceux qui regardent peu la télévision grâce à la donnée de SFR. "Le telco sait que le foyer X n'a jamais allumé la télévision au moment où est passé le spot", illustre Emmanuel Crego.

"Les chaînes ont réussi à faire plier le législateur en invoquant que ça les aiderait à lutter avec les Gafa, mais ce ne sera pas possible en l'état"

Toutes ces contraintes font que, selon Marc Watrin, fondateur d'Addside, "la TV segmentée restera très minoritaire dans les investissements des agences, quand bien même il s'agit d'une belle innovation". Et de prendre exemple sur le marché outre-Atlantique où, après cinq ans d'existence, c'est à peine 3% de la publicité qui est diffusée de manière adressée. "Les chaînes ont réussi à faire plier le législateur en invoquant que ça les aiderait à lutter avec les Gafa, mais ce ne sera pas possible en l'état", prévient Marc Watrin. Même constat du côté des annonceurs qui ne doivent pas s'attendre au Saint Graal, selon Magalie Delmas. "La TV segmentée est une belle innovation qui va mettre un peu de temps à se mettre en place. Dans l'immédiat, elle viendra remplacer certains des investissements annonceurs fil rouge, de manière tactique, mais pas plus." Difficile en effet de se passer d'un canal qui, comme la télé achetée au GRP, permet de toucher entre un et cinq millions de téléspectateurs de manière instantanée. Magalie Delmas en sait quelque chose. "Le spot d'un de nos clients avait été diffusé lors de la première de Masked Singer auprès de 9 millions de téléspectateurs. Une bonne partie de cette audience ne l'intéressait pas directement mais il n'empêche que les ventes ont explosé au lendemain de la diffusion." Une certitude : la TV segmentée ne viendra jamais remplacer cette audience élargie que l'annonceur ne paie pas...

Cet article a également été publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de novembre un dossier sur le sujet la TV segmentée, des conseils à destination des régies éditeurs pour bien gérer la fin d'année, un focus sur la start-up poll&roll, une interview du patron de l'IAB France, une interview du responsable de la communication digitale de Décathlon et le baromètre du programmatique...