Laurent Nicolas (Implcit) "Où passe l'argent des annonceurs ?"

Url masquées, marges cachées, frais non précisés… Le chemin semble encore long avant que le programmatique ne devienne transparent, estime Laurent Nicolas, vétéran de l'adtech.

JDN. L'optimisation de l'achat programmatique redevient un sujet important en ce temps de crise et avec lui le vieux problème de l'opacité de ce mode d'achat. Sur quels aspects ce marché devrait-il encore faire des efforts ?

Laurent Nicolas, CEO d'Implicit. © LN

Laurent Nicolas. La principale question est : où passe l'argent des annonceurs ? A ce jour, les annonceurs ne disposent toujours pas de vision sur l'intégralité de la chaîne programmatique et sur les pourcentages qui sont pris par les intermédiaires qui se situent entre eux et les publishers. Ce cheminement, chacun prenant sa part au passage, ne se trace pas. Par ailleurs, le header bidding server side en plein essor et dont personne ne peut contrôler ce qui s'y passe vraiment (contrairement à la compétition sur la page de l'éditeur) vient ajouter une nouvelle couche d'opacité et de complexité à cette chaîne. Tout le server side en général, et les data clean room en font partie, pose la question de la transparence.

Pouvez-vous nous donner des estimations des pourcentages impliqués dans ces différentes marges ?

L'agence prend une partie que la Loi Sapin limite à 3%. Le DSP prend son pourcentage, disons 10%. Ensuite un fournisseur de données prendra lui entre 10% et 20%. Implcit, la solution de ciblage contextuel par panel que j'ai fondée, est un de ces acteurs, puisqu'elle prend elle aussi sa part pour faire du ciblage contextuel. En descendant la chaîne, chaque SSP prendra 10%, et il y en a souvent plusieurs, puisqu'ils sont souvent appelés en chaîne. L'adserver et le header bidding prendront quant à eux quelques pourcents encore. Enfin, quand la publicité arrive sur le site, l'outil d'ad verification reprendra 5% pour mesurer la visibilité, la fraude, la brand safety, etc. Comme ces différents acteurs se positionnent les uns à la suite des autres, les pourcentages se cumulent.

Quelle solution pour atténuer ce manque de visibilité ?

Une des solutions consiste à mettre les deux extrêmes en vis-à-vis : l'annonceur investit X, l'éditeur récupère Y et le delta donne le montant qui part chez les intermédiaires de l'écosystème. Comme l'éditeur peut savoir combien prennent son adserver et ses SSP, au même titre que l'acheteur peut savoir quelle est la commission de son DSP et le coût de la data, on peut tout mettre bout à bout. Prisma Media l'a fait et a constaté malgré tout que 13% partent dans la nature… On ne sait pas précisément qui a récupéré ces 13%. Et c'est là que se loge le problème : il existe plein de marges plus ou moins cachées.

"Dans le programmatique, il existe plein de marges plus ou moins cachées"

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces marges cachées ?

Je vous en donne un exemple : les marges de sécurité que prennent les DSP et SSP pour se prémunir des effets des variations du taux de change, les transactions de la chaîne programmatique se faisant en dollars. Il n'y a que l'amont – le budget investi par l'annonceur – et l'aval – le montant récupéré par l'éditeur – qui sont comptés en euros. Or, entre le moment où l'agence achète les inventaires au DSP et le moment où elle paye ce dernier, il peut se passer facilement deux mois, alors que le SSP lui s'engage à payer le site rapidement. Le SSP se retrouve engagé à payer une somme donnée à l'éditeur mais à recevoir plus tard le paiement de l'annonceur… Comme les cours des devises changent et que les SSP ne sont pas des banques, elles appliquent une marge de sécurité pour se couvrir en cas de variation entre l'euro et le dollar qui leur serait défavorable. C'est comme cela qu'ils augmentent leur marge, qui peut passer par exemple de 10% à 12%.

Identifiez-vous d'autres pratiques de marges cachées ?

Certains DSP proposent aux marques des chemins directs vers les inventaires des publishers, sans passer par les SSP. Après tout, la supply path optimization (SPO) est une très bonne chose car elle offre à l'acheteur le chemin le plus direct vers chaque inventaire. Et plus le chemin est direct, moins importantes seront les marges des intermédiaires. Mais certains DSP facturent aux marques une partie de l'économie que leur SPO leur ont fait gagner ! Si un euro sans SPO résulte en 0,80 pour le publisher et qu'avec le SPO il devient 0,90, le DSP en question prend une marge additionnelle  (0,05 par exemple), car il considère que c'est grâce à lui que les frais d'intermédiation (0,10) ont été supprimés ! Au final, si vous additionnez toutes les marges cachées que ces acteurs facturent, leur coût est beaucoup plus élevé que les taux qui sont affichés !

Certains pourraient vous dire que toutes ces marges ont une légitimité – gestion du risque du taux de change, service rendu via la SPO, etc. Pourquoi est-ce problématique ?

On peut questionner l'asymétrie importante entre la marge retenue et la valeur ajoutée du service rendu… ce qui en ferait dans certains cas une pratique un peu abusive. Mais ce qui pose problème est l'opacité de ces frais qui ne sont pas toujours prévus de manière explicite et quantifiable dans les contrats que chaque intermédiaire signe avec ses partenaires. Par ailleurs, même les marges officielles, dont les pourcentages sont négociés et prévus dans les contrats, ne sont pas précisés dans le montant facturé à l'annonceur, car ils sont pris par des intermédiaires de deuxième ou troisième rang. L'annonceur paye un prix du CPM, dans lequel tous les frais sont compris.

Depuis que le programmatique existe la question de son manque de transparence se pose… Sommes-nous toujours au point zéro ?

Il y a des progrès, c'est indéniable. La mesure de la visibilité a été un axe de transparence car au départ tout était déclaratif. Grâce à cette mesure, on a réussi à démontrer que l'emplacement que l'on affirmait être en haut de la page se trouvait tout en bas en réalité. Ce sujet est globalement réglé : l'annonceur qui le souhaite peut savoir si sa publicité est visible. Le problème, c'est que dans certains cas, l'acheteur (l'agence ou le trading desk) n'a pas intérêt à rendre cette information connue.

Dans quels cas ?

Prenons l'exemple de l'attribution post-view : le mot "view" dans cette expression est une vraie arnaque marketing, car il n'est pas question de publicité visible mais de publicité servie. Selon cette méthode, pour chaque conversion (vente, clic, etc.), on va regarder si l'utilisateur qui a converti a été exposé à une publicité avant. Ce qui compte ici n'est pas de savoir si la publicité a été véritablement vue et a joué son rôle mais simplement si elle a été servie. Dans le post-view, l'acheteur va donc avoir tendance à se débrouiller pour que 100% de la population soit exposée à la publicité afin de pouvoir revendiquer son rôle dans la conversion. Comme son budget est nécessairement réduit pour exposer 100% de la population, il achètera des inventaires bon marché, où la publicité ne sera pas visible. Cela fait des années que je me bats contre le post-view. Et s'il perd de l'importance aujourd'hui, ce n'est pas par souci d'honnêteté ou de transparence, mais à cause de la disparition progressive des cookies tiers. Ceci étant, le même problème se posera demain avec les ID universels et les alternatives aux cookies, qui ne prennent toujours pas en compte la visibilité pour le post-view.

Quel autre exemple d'opacité volontaire ?

L'acheteur n'a pas intérêt à être transparent sur la visibilité des campagnes lorsque le KPI est le clic. Une publicité non vue ne peut pas être cliquée, mais il existe aussi une relation opposée entre visibilité et clic. Les emplacements en bas de page, peu visibles, ont parfois de bons taux de clics. La raison est tout simplement que l'internaute aura dans ce cas fini de lire le contenu (une publicité en milieu de page est moins cliquée parce que la personne est concentrée sur la lecture de son article). Par exemple, si seules 10% des publicités d'un emplacement sont visibles, mais que 10% de celles qui sont visibles sont cliquées, on obtient un taux de clic sur publicité servie de 1% (10% de 10%), ce qui est tout à fait honorable. Il peut donc être légitime et logique de ne pas mesurer la visibilité lorsque les performances sont prioritaires.

"Le détail de toutes les url où la campagne est diffusée est un autre important axe de transparence"

Qu'est-ce qu'il faudrait donner d'autre comme information pour que la chaîne devienne vraiment transparente ?

Le détail de toutes les url où la campagne est diffusée est un autre important axe de transparence. C'est fondamental pour un annonceur de connaître où sa campagne tourne, c'est la base ! Mais cette information n'est pas toujours livrée dans l'achat programmatique. Certains sites ne souhaitent pas diffuser cette information, et certains SSP autorisent ces sites à apparaître de façon anonyme dans les outils de reporting de leurs plateformes d'achat publicitaire (DSP). Le reporting par défaut ne facilite donc pas la tâche des acheteurs : il leur faut payer des outils d'ad-verification de type DV ou IAS pour réussir à remonter jusqu'au vrai domaine, voire jusqu'à l'url. Doit-on voir dans cela une résistance des plateformes américaines à s'adapter aux exigences de transparence de la loi française ?

Existe-t-il des raisons techniques qui expliqueraient cette absence de transparence systématique ?

Rien n'empêche le digital d'être plus transparent, il y a des difficultés, mais il n'y a pas d'obstacle technique insurmontable à cela. Ce qui manque, c'est la volonté de rendre transparente toute la chaîne de la publicité programmatique. C'est très rare que l'on ne puisse pas connaître toutes les url où une campagne est diffusée. Cela arrive seulement quand le site met volontairement en place des méthodes pour que l'on ne puisse pas remonter à l'url, appelées iframes cross-domaine imbriquées. S'il fait cela, c'est souvent parce qu'il a quelque chose à cacher. L'excuse technique ne tient donc pas. Certes ce n'est pas simple, vous vous retrouvez avec des fichiers avec des millions de lignes puisque, au lieu d'être diffusée sur dix chaînes (en télévision), la campagne circule dans 10 000 sites et des millions de pages. Vaut-il mieux avoir trop d'information, quitte à ne l'utiliser que partiellement, en cas de problème par exemple, ou ne pas avoir suffisamment d'information, et ne pas avoir confiance ? Mon opinion est contenue dans cette question…