Binance France face à la Justice: quelles conséquences pour l'écosystème crypto français?
Les faits reprochés sont graves. Binance France SAS, la filiale locale de l'une des plus grandes plateformes d'échange de cryptomonnaies au monde, est confrontée à une série d'accusations concernant ses activités sur le sol français. Le JDN a demandé aux experts Matthieu Quiniou, avocat spécialisé sur les questions liées à la blockchain, et Alexandre Stachtchenko, consultant blockchain indépendant, quelles pourraient être les conséquences de ces accusations sur l'écosystème crypto français.
Des accusations sévères
L'enquête porte précisément, d'une part, sur des faits "d'exercice illégal de la fonction de prestataire de services sur actifs numériques (PSAN) pendant une période donnée" ainsi que sur "des faits de blanchiment aggravé, par concours à des opérations de placements, dissimulation, conversion, ces dernières étant réalisées par des auteurs d'infractions ayant généré des profits", d'après un communiqué du parquet de Paris.
Binance France a pourtant fait l'objet d'un enregistrement PSAN le 4 mai 2022 auprès de l'AMF pour les activités de "conservation, achat et vente d'actifs numériques numériques contre monnaie ayant cours légal". Elle a également été enregistrée pour "échange d'actifs numériques contre d'autres actifs numériques et exploitation d'une plateforme de négociation d'actifs numériques".
Mais Binance France SAS, créée en novembre 2021, est pointée du doigt pour ses activités en France durant les quelques mois qui ont précédé son obtention du PSAN. Selon Alexandre Sachtchtenko, "les reproches qui sont faits à Binance en France ont déjà été faits dans d'autres pays du monde. Selon certaines enquêtes journalistiques, il y aurait eu des manquements importants que ce soit en terme de KYC ou dans les autres process. Ce sera à la justice de déterminer si cela est vrai ou non."
Ces accusations peuvent également être mises en perspective avec l'identité même de la plateforme, selon l'expert. Binance a en effet longtemps opéré sans compte bancaire et sans friction avec les monnaies fiduciaires (FIAT), ce qui lui a permis d'éviter les contraintes de la réglementation Know Your Customer (KYC). "Le bon côté de cette stratégie, c'est que cela contribue à remettre en question le monopole bancaire, mais le mauvais côté c'est qu'on en est arrivé à des accusations comme celles qui leur sont faites aujourd'hui car ils n'ont jusqu'en 2021 pas été contraints par les mêmes réglementations. En effet, les transactions crypto-crypto ont été encadrées plus tardivement que les activités crypto-fiat", explique Alexandre Sachtchenko.
Binance France ne semble pas en mesure de nier les accusations qui lui sont faites aujourd'hui. "On a déjà un aveu de la part de Changpeng Zhao quand il est venu en France fin 2021, accueilli en grande pompe par Bercy", rappelle Alexandre Stachtchenko. "Il avait même alors évoqué ses 'équipes en France', ce qui peut constituer pour la justice un indice important permettant de considérer que l'exchange Binance visait déjà le marché français."
Binance est notamment dans le viseur des autorités pour avoir fait de la publicité en France de manière illégale. "Le logo de Binance était présent à l'entrée du Palais de la Bourse à Paris lors de la Binance Blockchain Week en Septembre 2022, rappelle Alexandre Stachtchenko. Je suis curieux de voir leur défense sur ce point car, à nouveau, cela pourrait constituer un indice supplémentaire pour la justice"
Contacté par le JDN, Binance France n'a pas souhaité faire de commentaires supplémentaires. David Prinçay, le président de Binance France, indique dans un communiqué : "Binance investit un temps et des ressources considérables dans la coopération avec les forces de l'ordre dans le monde entier. Nous respectons toutes les lois en France, comme nous le faisons sur tous les autres marchés sur lesquels nous opérons. Nous ne commenterons pas les spécificités des forces de l'ordre ou des enquêtes réglementaires, sauf pour dire que les informations sur nos utilisateurs sont conservées en toute sécurité et ne sont fournies aux responsables gouvernementaux qu'après réception d'une justification appropriée documentée."
L'écosystème crypto menacé ?
Ces accusations pourraient avoir des répercussions importantes sur la filiale française de l'entreprise et sur l'écosystème des cryptomonnaies dans le pays. "Binance, contrairement aux autres principales plateformes d'échanges, s'est lancé et financé grâce à une ICO. Cela leur a permis de s'éviter les nombreuses frictions avec le monde financier traditionnel, là où d'autres plateformes ont dû consacrer des ressources importantes à ces interactions, et notamment sur la conformité.", explique Alexandre Sachtchtenko.
Cependant, l'approche de l'entreprise en matière de conformité a commencé à changer. Sachtchtenko note que Binance cherche désormais à se conformer aux réglementations locales, ce qui suggère que l'entreprise reconnaît l'importance de respecter les lois en vigueur. De manière plus large, Binance considère la France comme la première étape de son installation sur le marché européen.
Mais l'attitude du gouvernement français à l'égard de Binance lors de son arrivée en France soulève des questions. Malgré le statut non PSAN de Binance à l'époque, l'entreprise a été accueillie favorablement en France.
Mais selon Matthieu Quiniou, cela pourrait s'expliquer par des longueurs administratives. "La question de la non-conformité de Binance avant son enregistrement en tant que PSAN peut être liée à un engorgement des autorités de régulation sur les dépôts de dossiers à ce moment-là", explique-t-il. "Il pourrait être préjudiciable au développement de l'économie Web3 en France et aux projets affichés par le gouvernement que la justice fasse preuve de sévérité envers les entreprises qui innovent dans le secteur et qui sont actuellement enregistrées en tant que PSAN".
Dans le scénario de sanctions sévères contre Binance France, l'avocat estime ainsi que certains investissements opérés par Binance pourraient être remis en question. "Le fondateur de Binance a investi 100 millions d'euros dans l'objectif Lune en novembre 2021, un projet monté en partenariat avec l'association France Fintech", rappelle Matthieu Quiniou.
"L'annonce de cet investissement a été réalisée en public en présence de Cédric O, alors ministre secrétaire d'État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques", rappelle Matthieu Quiniou. "L'objectif affiché de ce financement était le soutien et le développement de l'écosystème des actifs numériques en France et en Europe."
C'est ainsi également l'ensemble de la stratégie de communication sur les cryptos qui pourrait être remise en question. "S'il y a des problèmes sur Binance France, le gouvernement verra sa légitimité attaquée pour son soutien affiché à cette plateforme"", explique Alexandre Sachtchenko. "Il pourrait ainsi être tenté de rétablir sa crédibilité en opérant un tour de vis supplémentaire sur des entreprises qui respectent déjà la règlementation, comme au moment de l'affaire FTX. Une entreprise qui, par ailleurs, n'était pas en France, et pas règlementée".
Les accusations portées contre Binance France ont donc le potentiel de perturber l'écosystème des cryptomonnaies en France. "Cette affaire est l'occasion de rappeler aux fintech la nécessité d'une mise en conformité dans les délais prévus et d'une anticipations des enjeux de compliance, surtout dans un contexte juridique très mouvant où le statut de PSAN deviendra rapidement celui de PSCA par l'effet du règlement MiCA", conclut Matthieu Quiniou.
La procédure judiciaire pourrait toutefois prendre du temps, et si des inquiétudes ont émergé au sein de l'écosystème crypto français, le scénario du pire est loin d'être le seul à être envisagé parmi ses acteurs. Il n'est ainsi pas exclu que Binance France s'en sorte par exemple avec une simple amende, voire un rappel à l'ordre, et que l'écosystème français n'en sorte renforcé à l'arrivée.
De manière générale, ce tour de vis contre Binance France peut être mis en rapport avec ce qu'il se passe actuellement aux Etats-Unis avec les pressions de la SEC contre Binance US. Les accusations contre Binance France pourraient selon certains acteurs et observateurs de l'écosystème crypto français, être la conséquence de pressions de la part des autorités américaines.
Les semaines à venir nous diront dans quel sens évoluera l'attitude des autorités vis-à-vis du secteur des cryptomonnaies, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis.