Pourquoi la Chine sort l'artillerie lourde contre Nvidia
La justice chinoise a tranché. Nvidia a enfreint les lois anti-monopôle en rachetant la jeune pousse israélo-américaine Mellanox, estime l'Administration d'Etat pour la régulation du marché, l'autorité chinoise de la concurrence. En conséquence, l'Administration chinoise du cyberespace (CAC), le régulateur chinois de la sphère internet, a tout simplement interdit aux entreprises technologiques du pays d'acheter des puces auprès de l'entreprise.
Hasard du calendrier, cette décision tombe au moment où l'empire du Milieu est en pleines négociations avec les Etats-Unis à Madrid. Le secrétaire au Trésor Scott Bessent cherche à trouver un accord avec le négociateur commercial international Li Chenggang, visant à freiner la guerre tarifaire que se livrent les deux pays depuis la première administration Trump, et qui s'est fortement accélérée depuis le Liberation Day. Il s'agit par ailleurs de négocier l'avenir de TikTok, menacée d'interdiction aux Etats-Unis à moins de passer sous le contrôle d'un propriétaire non-chinois, suite à une loi votée par le Congrès américain l'an dernier, entrée en vigueur en janvier et dont Donald Trump a repoussé l'échéance par décret.
Mellanox, au cœur du succès Nvidia
Spécialisée dans les équipements réseau de haute performance dédiés aux centres de données d'entreprise, Mellanox a été acquise en 2020 par Nvidia pour la somme de 6,9 milliards de dollars. Son rachat a joué un rôle majeur dans le succès de l'entreprise de Jensen Huang, selon Antoine Chkaiban, consultant chez New Street Research, un cabinet d'intelligence de marchés.
"L'acquisition de Mellanox est ce qui a permis à Nvidia de construire des systèmes beaucoup plus gros, avec les technologies NVLink et InfiniBand. Avant le rachat, un serveur Nvidia rassemblait huit GPUs. Maintenant, c'est 72, et bientôt 576. Pour construire des systèmes de cette taille et les connecter entre eux, il faut de l'équipement de très haute performance, fourni par le savoir-faire de Mellanox. C'est fondamental, car pour construire un modèle d'IA, on n'utilise pas quelques puces, mais des millions, qu'il faut donc connecter."
Pour autant, les accusations de monopole sont difficilement défendables, selon l'expert. "Mellanox (maintenant Nvidia Networking) n'est pas seul acteur sur le marché de l'équipement réseau en Chine : il fait face à des acteurs locaux comme Huawei et ZTE."
Une décision politique
Si les autorités chinoises ont peut-être de véritables inquiétudes quant au danger monopolistique que représente ce rachat, difficile, donc, de ne pas y voir un lien avec les négociations qui ont lieu à cette semaine à Madrid entre Pékin et Washington.
"Il s'agit certainement de mettre la pression sur les Etats-Unis. La Chine a déjà par le passé utilisé des arguments anti-monopole basés sur du vent pour empêcher des fusions et autres activités dans le secteur des semi-conducteurs, et pour sanctionner les entreprises américaines. Elle a par exemple empêché la fusion entre Qualcomm et NXP et celle entre Intel et Tower Semiconductor au cours des dernières années", rappelle Chris Miller, auteur de "La Guerre des semi-conducteurs" (L'Artilleur, 15 mai 2024).
Coïncidence ou non, la décision du régulateur chinois d'enquêter sur le rachat est d'ailleurs tombée exactement au moment où l'administration Biden dégainait une nouvelle salve de restrictions à l'exportation sur les puces d'IA vers la Chine, en fin d'année dernière.
Divorce à l'amiable
Mais la Chine pourrait avoir d'autres ambitions que de mettre la pression sur la négociateurs américains. La situation actuelle est complexe, dans la mesure où, si les Etats-Unis ont passé les dernières années à restreindre de plus en plus l'accès de la Chine aux puces d'IA qu'elle souhaitait acquérir, le rapport est en train de s'inverser. Avec que les Américains ont récemment rouvert la porte à l'exportation de puces d'IA bridées vers l'Empire du Milieu, moyennant une "taxe Trump" inédite de 15% sur les revenus que Nvidia et AMD tireraient de leurs ventes sur place, les Chinois semblent peu enthousiastes.
"Nvidia et AMD ont tous deux affirmés lors d'échanges publics et privés qu'ils ne parvenaient plus à vendre leurs puces en Chine", affirme Antoine Chkaiban. Que s'est-il passé ? D'une part, les Chinois semblent s'être vexés du manque de tact et de diplomatie dont a fait preuve l'administration Trump lors des négociations. Le 15 juillet dernier, après la levée des restrictions sur les puces H20 de Nvidia, le secrétaire au Commerce Howard Lutnick a ainsi déclaré dans une interview que les puces qui venaient d'être réautorisées n'étaient même pas des puces de seconde zone, vendues dans le seul but de "rendre les développeurs chinois accros à la technologie américaine."
Des propos qui ont provoqué la fureur de Pékin. Plusieurs politiques chinois haut placés, jugeant ces paroles méprisantes, ont dans la foulée encouragé leurs entreprises à ne pas commander de puces H20, et plusieurs sociétés de la tech chinoise ont effectivement réduit leurs commandes. Le procès anti-monopole intenté, davantage qu'une véritable arme de négociation, pourrait ainsi traduire une volonté de couper radicalement les ponts avec la technologie américaine. D'autant que les incessants changements de cap de la diplomatie américaine sur ce sujet ont sans doute convaincu les leaders chinois que l'Amérique n'était pas suffisamment fiable pour qu'ils se reposent longtemps sur leurs puces.
Au-delà du manque de tact de Lutnick, la volonté de couper les ponts avec Nvidia refléterait aussi une prise de conscience stratégique à Pékin, selon Antoine Chkaiban. "La Chine a tout intérêt à développer sa propre chaîne d'approvisionnement sur les puces pour mettre fin à sa dépendance à la technologie américaine. Or, pour cela, il faut allouer du volume à ses acteurs nationaux que sont Huawei et SMIC. En effet, si TSMC a pu dépasser Intel, c'est parce qu'Apple a commencé à travailler avec TSMC sur les puces de ses iPhone. Si les entreprises chinoises continuent de se fournir chez Nvidia, l'écosystème local n'aura donc pas la possibilité de se développer."
Si Pékin entend probablement faire pression sur Washington avec cette décision pour obtenir un accord commercial plus favorable, il est donc aussi vraisemblable que celle-ci acte l'exclusion permanente de la société américaine du marché chinois. L'interdiction pure et simple prononcée par la CAC, annoncée aussitôt après le verdict de l'autorité de la concurrence, marque en tout cas la volonté de frapper un grand coup.