TikTok pose-t-il vraiment un risque pour la sécurité nationale américaine ?

TikTok pose-t-il vraiment un risque pour la sécurité nationale américaine ? Les élus américains soupçonnent l'entreprise de travailler avec le gouvernement chinois afin de manipuler l'opinion publique aux États-Unis. Qu'en est-il vraiment ?

En matière de rebondissements, le feuilleton TikTok peut se mesurer aux meilleures séries Netflix. Brièvement rendue indisponible dimanche 19 janvier, l'application a été rétablie quelques heures plus tard suite à des garanties apportées par Donald Trump. A l'origine de toute cette agitation, une loi votée par le Congrès américain en avril 2024, par les élus des deux partis. Elle oblige la maison-mère de l'application, ByteDance, à vendre TikTok à une société américaine, sous peine de ne plus pouvoir opérer aux Etats-Unis. C'est suite à l'expiration de ce délai que l'application est devenue indisponible, avant que Donald Trump ne promette de signer dès sa prise de fonction un décret offrant une rallonge au groupe chinois, ce qu'il a effectivement fait, accordant 75 jours supplémentaires

TikTok compte 170 millions d'utilisateurs aux Etats-Unis, un chiffre vertigineux qui en fait un sujet hautement politisé. Donald Trump avait par exemple tenté d'interdire l'application (sans succès) durant son premier mandat, avant de changer son fusil d'épaule durant la dernière campagne en voyant les bénéfices électoraux qu'il pouvait en tirer. Malgré la popularité de l'application, élus républicains et démocrates se sont entendus pour agir contre elle, citant des menaces pour la sécurité nationale américaine. Qu'en est-il vraiment ? 

TikTok permet-il à Pékin d'espionner les Américains ? 

Les élus américains craignent d'abord que ByteDance collecte de vastes quantités de données sur ses utilisateurs pour les rapatrier en Chine et les partager avec le gouvernement chinois. Une crainte qui repose notamment sur le fait que TikTok a utilisé les données de son application pour espionner des journalistes américains par le passé. 

Dans un discours donné à l'Université du Michigan en 2022, le directeur du FBI Christopher Wray affirmait ainsi que le gouvernement chinois était capable, grâce à TikTok, de "collecter des données sur les utilisateurs et de les utiliser pour des opérations d'espionnage." A cet égard, "la Chine tire profit du vide laissé par l'incapacité du Congrès à passer une loi protégeant la vie privée des Américains", selon James A. Lewis, vice-président du Center for Strategic and International Studies, un laboratoire d'idées basé à Washington. Il n'existe cependant pour l'heure pas de preuves montrant que ByteDance ait laissé Pékin accéder à ses données. 

Pour calmer ces inquiétudes, TikTok a mis en place en 2023 un projet visant à stocker les données concernant les citoyens des Etats-Unis sur le sol américain, sans aucun transfert vers la Chine. Baptisé Projet Texas, il a toutefois été accusé d'être purement cosmétique et n'a visiblement pas su convaincre Washington.

Un moyen de manipuler l'opinion ? 

Outre l'espionnage, les données collectées et transmises au gouvernement chinois pourraient permettre à celui-ci de mener des campagnes d'influence via TikTok, ce qui nous amène à la deuxième crainte que suscite l'application à Washington : celle qu'elle soit utilisée à des fins d'ingénierie sociale. Cette peur-là s'appuie sur des éléments plus concrets. L'Université de Rutger a par exemple publié un papier de recherche comparant les sujets évoqués sur TikTok à ceux que l'on trouve sur d'autres plateformes vidéos comme Instagram ou YouTube. Elle montre que les grands thèmes abordés sont globalement similaires, mais que les sujets sensibles du point de vue de Pékin, comme les Ouighours ou Taïwan, sont quasiment absents de TikTok, ce qui suggère un effort mené par la plateforme pour supprimer les postes et hashtags liés à ces sujets. 

Une autre étude, menée par cette même université, observe que des contenus avec lesquels les utilisateurs interagissent beaucoup, et qui devraient donc en théorie être mis en avant en vertu du fonctionnement des algorithmes de recommandation utilisés par les platforms comme TikTok, ne sont pas poussés dès lors qu'ils abordent des sujets sensibles du point de vue des autorités chinoises. 

De quoi rendre bancale la ligne de défense de TikTok, qui conteste la loi votée par le Congrès en affirmant qu'elle constitue une entrave au Premier amendement, qui protège la liberté d'expression, selon Noah Smith, un expert américain qui tient un blog très suivi sur les questions géopolitiques. Sur TikTok, "le gouvernement chinois empêche les Américains de formuler des critiques à son égard. Je doute que la protection de la liberté d'expression par le Premier amendement ait été pensée pour défendre les droits d'un gouvernement étranger à empêcher les Américains de donner leur avis sur des plateformes publiques", écrit-il dans un récent article. 

La Chine n'inspire pas confiance. 

D'autres soupçonnent le gouvernement chinois de manipuler les algorithmes de TikTok pour influencer plus directement la perception des utilisateurs en matière de politique étrangère. Ralph Norman, élu de la Caroline du Nord à la Chambre des représentants, a par exemple, au moment du vote de la loi, affirmé qu'après les attentats du 7 octobre en Israël, "les algorithmes de TikTok avaient mis en avant les vidéos exprimant un point de vue pro-Hamas ou anti-israëlien", ajoutant que la Chine pourrait faire de même dans le cas d'une invasion de Taïwan pour affaiblir le soutien de la population américaine à la défense de l'île. Sur cette affaire précise, il n'est toutefois pas certain que TikTok ait véritablement manipulé les algorithmes dans ce sens, et il s'agit vraisemblablement d'un phénomène organique lié au fait que les utilisateurs interagissaient davantage avec ces contenus-là dans les jours et semaines ayant suivi les attentats. 

Il n'est en outre pas certain que le fait de forcer la vente de TikTok à une entité américaine empêche véritablement le gouvernement chinois de mener des opérations de manipulation de l'opinion. La Russie, la Chine et l'Iran sont par exemple tous soupçonnés d'avoir mené des campagnes d'influence dans le cadre de la dernière présidentielle américaine sur X et Facebook, sans qu'ils aient eu besoin pour cela de posséder ces réseaux sociaux. La proximité du gouvernement chinois avec ByteDance pourrait certes lui faciliter la tâche, mais rien ne permet pour l'heure d'affirmer que cela donne un coup de pouce significatif à ses efforts. 

Pour James E. Lewis, "au-delà de TikTok, il s'agit surtout d'un raisonnable manque de confiance vis-à-vis de la Chine. TikTok n'est pas parvenue à convaincre les autorités américaines qu'elle n'était pas un instrument au service du gouvernement chinois. Ce cas cristallise donc les problèmes liés aux réseaux sociaux en général, avec une couche supplémentaire liée à la Chine. Le niveau de menace que cela engendre pour la sécurité nationale américaine est une autre affaire, qu'il est facile d'exagérer." 

Un cheval de Troie pour des logiciels malveillants ? 

La dernière crainte exprimée par les autorités américaines est celle de voir la Chine utiliser le téléchargement de l'application TikTok pour installer en parallèle des logiciels malveillants sur les téléphones des utilisateurs américains. Il s'agit du risque le plus inquiétant, selon James A. Lewis. "Les utilisateurs de TikTok téléchargent volontairement sur leurs appareils un logiciel chinois dont ils ne savent quasiment rien. Même si l'application a été auscultée et déclarée sans danger par une boutique d'application (une protection que l'Union européenne a, sans le vouloir, affaibli avec le Digital Markets Act), il n'y aucune garantie que de futures mises à jour n'incluent pas un logiciel malveillant." Des logiciels qui permettraient par exemple de dérober les mots de passe ou les numéros de carte bancaire des utilisateurs afin de mener des cyberattaques, domaine dans lequel les hackers chinois excellent

Ce risque serait cette fois-ci bel et bien résolu par la vente de TikTok à une entreprise américaine. Reste à savoir qui aurait les moyens de débourser les 200 milliards de dollars que pourrait valoir TikTok, selon certaines estimations. Des rumeurs ont récemment évoqué un rachat par Elon Musk, sans qu'elles soient confirmées ni par TikTok, ni par l'intéressé. 

La loi votée par le Congrès autorise un délai supplémentaire de 90 jours pour permettre la vente, Trump pourrait donc donner encore 15 jours supplémentaires à ByteDance, faute de quoi TikTok sera bel et bien interdite aux Etats-Unis, le président n'ayant pas le pouvoir d'annuler une loi votée par le Congrès. Il n'est d'ailleurs même pas certain que Donald Trump veuille toujours sauver TikTok passé ce délai, le président étant connu pour son imprévisibilité et ayant plutôt été tenant d'une ligne dure vis-à-vis de la Chine par le passé.