Enquête contre Nvidia : le pari de la Chine face à Trump
En ciblant le géant américain des puces d'IA, Pékin rend la monnaie de sa pièce à Joe Biden mais envoie également un message clair à Donald Trump.
La Chine persiste et signe. Une semaine après avoir interdit l'exportation de plusieurs minerais critiques vers les Etats-Unis, en réponse à une nouvelle batterie de sanctions sur les semi-conducteurs mise en place par Joe Biden, l'empire du Milieu vient d'ouvrir une enquête antimonopole contre Nvidia.
L'autorité chinoise de la concurrence accuse l'entreprise américaine, qui bénéficie d'une position de quasi-monopole sur les processeurs graphiques (GPUs) nécessaires à l'entraînement des grands modèles d'IA générative, d'en profiter pour étouffer la concurrence. Sa part de marché sur les GPUs est estimée à 95%. Sans ces puces haut de gamme, pas de ChatGPT, ni de Mistral. Une position enviable, qui a provoqué une envolée spectaculaire de son action en bourse sur les deux dernières années… et en fait une cible de choix pour Pékin. L'autorité chinoise souhaite également enquêter sur le rachat de Mellanox technologies, une jeune pousse israélo-américaine acquise par Nvidia en 2020 pour sept milliards de dollars, afin de déterminer s'il s'agit d'un danger pour la concurrence.
Une enquête motivée politiquement
Toutefois, il ne fait guère de doute que, derrière les inquiétudes antimonopole de la Chine, l'enjeu est surtout de nature géopolitique. "Il est pour moi évident que cette action "antimonopole" constitue une riposte aux dernières restrictions sur les puces américaines. La Chine a par ailleurs menacé d'ouvrir une enquête pour des questions de "cybersécurité" contre Intel, un autre géant américain des puces", confie Chris Miller, auteur de La Guerre des semi-conducteurs (L'Artilleur, 15 mai 2024), au Journal du Net.
Si la motivation politique des autorités chinoises ne fait aucun doute, leurs préoccupations quant au danger que Nvidia pose pour la concurrence ne sont pas pour autant illégitimes. Ainsi, les autorités européennes et américaines sont également toutes deux en train de déterminer si Nvidia ne profite pas de sa position dominante pour compliquer la tâche des clients voulant changer de fournisseur.
Une nouvelle étape dans la guerre des puces
Depuis la première présidence de Donald Trump, les Etats-Unis et la Chine se livrent à une guerre commerciale autour des semi-conducteurs, démarrée en 2019 avec la mise en place par Washington d'une batterie de sanctions contre le géant chinois Huawei, avec un volet autour des puces.
Depuis, les Etats-Unis ont lancé plusieurs initiatives visant à limiter l'accès des entreprises chinoises aux puces d'IA les plus avancées. Officiellement, il s'agit d'éviter que la technologie américaine soit utilisée par l'armée chinoise ou intégrée dans les dispositifs de surveillance qu'emploie le gouvernement chinois contre sa population. Officieusement, les Etats-Unis sont soupçonnés d'être inquiets de la montée en puissance technologique de la Chine et de chercher à freiner cette avancée par tous les moyens.
La Chine, de son côté, a récemment riposté en interdisant l'exportation aux Etats-Unis de plusieurs minerais précieux nécessaires à la fabrication des semi-conducteurs. L'empire du Milieu exerce une position dominante sur le raffinage de ces minerais, une activité très polluante que les pays occidentaux ont été trop heureux de délocaliser en Chine. En ciblant Nvidia, Pékin n'en est pas non plus à son coup d'essai. L'an passé, c'est Micron, un autre géant américain des puces, qui a fait les frais de la guerre commerciale sino-américaine dans ce secteur.
Les autorités chinoises ont lancé une enquête qui a conclu à "de sérieux problèmes" de cybersécurité sur les puces de Micron, et par conséquent interdit aux entreprises chinoises d'utiliser ces puces dans tout projet impliquant des infrastructures critiques. L'action de Micron, qui réalise environ 15% de son chiffre d'affaires en Chine, a chuté de plus de 10% dans la foulée.
Les autorités chinoises mettent la pression sur Trump
En ciblant un géant américain comme Nvidia, Pékin réitère ainsi une stratégie déjà mise en œuvre par le passé, consistant à s'en prendre à de grosses entreprises américaines ayant des intérêts en Chine (comme Apple ou Tesla) pour obtenir un levier de négociations auprès de Washington. Si Nvidia ne peut d'ores et déjà plus vendre ses GPUs les plus avancées en Chine, elle continue en revanche d'y commercialiser celles des générations précédentes. L'empire du Milieu constitue ainsi environ 10% de ses ventes totales. "Des entreprises chinoises comme Baidu et ByteDance, qui détient TikTok, continuent d'utiliser les processeurs de Nvidia même si elles n'ont pas accès aux plus performants", note Chris Miller.
Si les entreprises chinoises ont encore besoin de Nvidia, malgré la stratégie mise en œuvre depuis plusieurs années par Pékin pour développer une autonomie sur les semi-conducteurs, la société américaine a donc aussi beaucoup à perdre d'un découplage total avec la Chine. Les autorités chinoises en ont conscience, et en frappant dès maintenant, elles se donnent les moyens d'arriver en position de force à la table des négociations face au futur occupant du bureau ovale.
Vers un apaisement surprise des relations sino-américaines sous Trump ?
L'ouverture de cette enquête contre Nvidia n'a en effet pas seulement lieu dans le contexte des nouvelles sanctions mises en place par Biden, mais aussi du retour au pouvoir de Donald Trump.
Or, s'il est partisan d'une ligne dure vis-à-vis de la Chine, Trump est aussi connu pour son imprédictibilité et son impulsivité, ainsi que pour sa propension à renverser les alliances à travers des coups de force diplomatiques susceptibles de profiter à son image aux Etats-Unis. On se souvient comment il avait menacé Kim Jong-un avant d'opérer un rapprochement diplomatique inédit avec le dictateur nord-coréen. Il est ainsi vraisemblable que les autorités chinoises parient sur un réchauffement surprise des relations avec Trump, comme Richard Nixon avait jadis fait la paix avec Pékin.
La farouche rhétorique antichinoise déployée par celui-ci durant la campagne pourrait certes permettre de douter des chances d'un tel projet. Notons cependant que le nouveau président américain a d'ores et déjà mis de l'eau dans son bourbon. Après avoir promis des tarifs douaniers de 60% contre tous les produits chinois, il est déjà descendu à 10%. Rappelons également qu'Elon Musk est devenu l'un des plus proches conseillers de Trump. Or, celui-ci aurait beaucoup à perdre d'une brutale dégradation des relations entre Pékin et Washington. Tesla réalise environ la moitié de ses ventes dans l'empire du Milieu, et 20% de ses véhicules sortent de sa gigafactory de Shanghai. En mai dernier, alors qu'il n'avait pas encore rallié Donald Trump, Elon Musk s'est exprimé contre la mise en place de tarifs douaniers sur les véhicules électriques chinois.
Si la deuxième présidence Trump pourrait donc bien être marquée par une accélération de la guerre commerciale avec la Chine, notamment autour des semi-conducteurs, il est aussi tout à fait possible que le nouveau président décide contre toute attente d'enterrer la hache de guerre. Il pourrait alors signer avec Pékin une réconciliation assortie d'un accord commercial miracle qu'il pourrait présenter comme une victoire politique dans son pays, mettant au passage en valeur son art de la négociation. C'est sans doute sur un tel scenario que misent les autorités chinoises en s'en prenant à Nvidia au moment stratégique où un changement de présidence se profile à Washington. L'avenir dira si leur pari s'avèrera payant ou non.