Approche critique de la stratégie Océan bleu
La stratégie "Océan bleu" met en lumière la force du concept d'innovation-valeur. Pourtant, rares sont les entreprises qui suivent ces préceptes.
En sonnant la charge contre les stratégies génériques de Michael Porter, "Stratégie Océan Bleu", écrit par deux professeurs de l'INSEAD (1), prouve que la stratégie d'entreprise n'est ni une science reposant sur des principes immuables, ni un discours condamné à se répéter indéfiniment. Il était temps ! Mais si cette nouvelle approche rappelle à juste titre l'importance de l'innovation et de la création de marché, elle n'explique pas pourquoi si peu d'entreprises s'engagent dans cette voie. Dommage.
En dépit des bénéfices générés par le développement de nouveaux marchés, très rares sont les sociétés qui innovent. L'immense majorité se contente d'optimiser des produits ou des services déjà existants (2). L'œil rivé sur leurs compétiteurs, elles continuent de penser leurs activités en fonction de l'évolution de leur secteur et selon des "stratégies génériques" formalisées par Michael Porter (domination par les coûts, différenciation, focalisation). Le résultat est pourtant loin d'être convaincant...
Obsédées par le modèle explicatif et opérationnel de stratégie concurrentielle, les entreprises s'épuisent à essayer de faire différemment ou moins cher que leurs concurrents alors que l'exercice devient chaque jour plus difficile. L'offre dépassant de plus en plus souvent la demande, elles peinent à se différencier tandis que les consommateurs tendent, eux, à se regarder de plus en plus le prix. Face aux périls de ces "océans rouges" du sang des faillites et des restructurations, les auteurs invitent les entreprises à s'abstraire du champ de bataille pour créer des "océans bleus", des secteurs nouveaux et, par conséquent, à très faible concurrence.
Le concept d'innovation-valeur, qui est au coeur de la stratégie Océan bleu, présente l'intérêt de mettre en cause un des dogmes les plus répandus de la stratégie concurrentielle : l'arbitrage entre la différenciation et la domination par les coûts, entre la vente à un prix plus élevé d'une offre innovante et la vente à un coût modéré d'une offre plus banale. Refusant de penser ces deux voies comme une alternative, la stratégie Océan bleu pense possible et indispensable de poursuivre et l'un, et l'autre, de mener de front la réduction des coûts et l'augmentation de la valeur. Pour les auteurs, l'axiome central de la stratégie Océan bleu se résume en une phrase : "étant donné que c'est l'utilité et le prix de l'offre qui déterminent la valeur pour l'acheteur et que c'est le prix et la maîtrise des coûts qui conditionnent la valeur pour l'entreprise, l'innovation-valeur n'est possible que si l'ensemble de efforts en matière d'utilité, de prix et de coût est bien équilibré". C'est ainsi, et seulement ainsi, que l'entreprise peut opérer un saut de valeur, tant pour l'acheteur que pour elle-même.
Le concept d'innovation-valeur est indissociable d'une vision dynamique des frontières entre les secteurs d'activités. Cette conception "reconstructionniste" incite à créer et réinventer demande, marchés et métiers pour s'abstraire de l'arbitrage entre différenciation et domination par les coûts. Le concept d'innovation-valeur repose aussi sur un choix : celui d'abandonner les critères qui n'ont pas de valeur et d'atténuer ceux qui en ont peu pour renforcer et créer ceux qui en ont plus, voire beaucoup plus. L'avantage de l'opération, qui consiste à exclure et créer, est encore une fois de tourner le dos à la concurrence.
La stratégie Océan bleu est tellement séduisante (si on fait exception de son nom) que l'on peut se demander pourquoi si peu d'entreprises la pratiquent. Car la suppression des "activités sans valeur ajoutée" est rare. Très rare même. Les organisations créent mais se résignent rarement à supprimer. Ou la branche morte finit par tomber d'elle-même ou le mille-feuille s'épaissit. La raison tient sans doute à la crainte de susciter inutilement des conflits liés à la fermeture d'un département ou d'une unité de production sans que la contrainte économique soit évidente. Il n'est jamais très difficile de vouloir faire mieux que la concurrence sur certains points. C'est en revanche plus compliqué de se résoudre à faire moins bien sur d'autres. Autrement dit, les entreprises préfèrent économiser, "atténuer les éléments de surcoût liés à la survaleur non perçue par le client", quand elles ne vont pas jusqu'à "saupoudrer" un budget plutôt que supprimer une source de dépenses dont l'utilité n'est plus avérée. Il est vrai aussi que la création d'un nouveau marché représente de lourds investissements et constitue un risque beaucoup plus élevé que l'optimisation d'un produit ou d'un service existant. Ce type de stratégie est en fait plus facile à développer dans des start-up que dans des entreprises déjà installées sur un marché et dans des structures légères qu'au sein de grandes entreprises où, par définition, les process de décision sont toujours lourds. Acceptant les inerties liées à sa taille, ce n'est pas un hasard si Microsoft préfère racheter des jeunes pousses prometteuses et se concentrer sur l'amélioration de ses produits.
Pour les sociétés déjà installées, la stratégie Océan bleu reste un idéal difficile à atteindre mais elle présente un immense mérite : celui de mettre en évidence les risques liés à l'éparpillement et les limites d'une simple optimisation de l'existant. Ne serait-ce que pour ces deux raisons, la lecture de cet ouvrage traduit en 41 langues ne peut être que salutaire.
(1) « Stratégie Océan bleu » de W. Chan Kim et Renée Mauborgne (épuisé)
(2) « Les organisations malades du changement permanent » de Franck Gintrand - Journal du Net