La philosophie est le sel (aussi pour l'entreprise)

Et si au lieu de chercher la méthode ultime, l'astuce d'enfer, la killer application, la potion miracle, nous nous consacrions à réfléchir un peu plus et un peu mieux ? Les bons outils sont là, devant nous. Ils sont fournis par la philosophie.

Il faut parfois se casser un bras pour en comprendre son importance. Ainsi aujourd’hui le covid-19, ce qui pourrait devenir la plus grande crise après la deuxième guerre mondiale, nous fait comprendre le sens de nos activités au quotidien. Il y a des personnes qui se posent des questions sur le sens de leur travail, de leurs déplacements et de l’organisation de leurs entreprises. On cherche donc du sens. Un philosophe pourrait bien dire qu’on essaye de "sémantiser". Oui, ce mot n’existe pas dans la langue française, mais c’est le rôle du philosophe de trouver les mots et les concepts qui soient les points cardinaux avec lesquels naviguer, au mieux celui de construire le radeau en nageant.

Si le covid-19 est important, ce qu’il est en train de montrer est que l’on a changé notre morphologie, pour rester dans la métaphore du corps. Sans s’en rendre compte, nous avons des nouveaux membres et des nouveaux organes composés de données et d’informations : nous sommes devenus des agents informationnels (inforgs). En effet, nous avons vécu la plus grande révolution depuis l’invention de l’écriture, il y a 5000 ans. Nous sommes rentrés dans la troisième ère du développement anthropologique de l’Homme.

La différence entre l’histoire et la préhistoire est l’écriture. Pendant la préhistoire, l’écriture n’existait pas, l’information était volatile et sa transmission orale. Il n’existait pas encore de technologies pour la gestion et la transmission de l’information, celles qu’aujourd’hui nous appelons ICT - Information & Communication Technologies (ou TIC en français - Technologies de l’Information et de la Communication). Pour communiquer des connaissances, on utilisait la parole ou au mieux le dessin. Grâce à la découverte et à la diffusion de l’écriture, la première et la plus importante des technologies de l’information, nous entrons dans une période dite historique.

Nous pouvons à présent conserver, transférer et gérer des connaissances. Son support est physique, donc, les modes de gestion répondent à des règles physiques. Pour écrire on utilise des pierres, des tablettes de cire, des papyrus, des parchemins et du papier. Les informations sont très fortement liées au support et à ses limites. Copier, conserver, reproduire et transporter les informations est complexe. Même la révolution de Gutenberg, qui a introduit l’imprimerie, ne permet pas de se détacher du support. Nous pouvons seulement le reproduire plus rapidement. Toutefois, l’importance de l’écriture est surtout fonctionnelle. Écrire sert à exécuter des tâches. À produire, à commercialiser, à construire, à comptabiliser, à compter, à se souvenir.

Dans l’ère historique, la production est supportée par l’utilisation de l’information, elle est ICT-related. Avec la 4th Revolution, les ICT ne sont plus au support de la production, mais sont l’objet du développement économique. Beaucoup d’entre nous ont vécu de façon inconsciente ce passage. Il y a quelques années, quand nous entrions dans notre banque pour retirer de l’argent, l’employé nous donnait notre argent. Même si les ordinateurs étaient bloqués, le caissier faisait une vérification et nous donnait quoi qu’il arrive ce que nous lui demandions. C’était une période durant laquelle nous pouvions tout faire, même quand les ordinateurs ne fonctionnaient pas et que les systèmes d’information s’arrêtaient.

Puis, un beau jour, nous sommes allés à la banque pour déposer de l’argent (pas prélever, mais déposer) et l’employé ne l’a pas pris parce que le système d’information était hors-service. Voici un exemple du passage de l’ICT au support de l’économie (ICT-related) à une économie fondée sur la gestion et la transmission des informations et de la connaissance (ICT-dependent). Dans de nombreuses parties du monde des personnes vivent encore dans une ère historique, mais beaucoup de pays développés sont déjà entrés dans une phase hyper-historique. Grâce à la digitalisation, nous pouvons enfin traiter des millions de données rapidement et nous n’avons plus les limites physiques des supports. Dans ces sociétés, l’information devient centrale dans le processus productif et nous sommes complètement dépendants des technologies de l’information et de la communication : nous sommes ICT-dependent. Essayez de bloquer le système d’information d’un supermarché, d’une usine, d’une compagnie aérienne, d’une ville et vous comprendrez à quel point nous sommes dépendants de l’ICT.

Nous avons donc besoin aujourd’hui de la philosophie pour comprendre ce changement. Un changement qui n’est pas technologique, mais paradigmatique (dans le sens kuhnien). Au cours des 30 dernières années, le développement a été énorme, néanmoins un ingrédient essentiel manquait, afin que le bouillon des technologies de l’information et de la communication gagne en saveur : la philosophie. Car la philosophie est comme le sel lors de la cuisson des pâtes : il en faut un petit peu au départ, quand l’eau commence à bouillir, au lieu d’en ajouter beaucoup à la fin.

"Il nous faut de la philosophie, mais de la bonne philosophie". La plupart imagine la philosophie comme une discipline qui parle d’elle-même, sans se rappeler que dans l’histoire elle a toujours accompagné les changements. Aujourd’hui il y a un philosophe qui est un train de développer avec succès une "philosophie de notre temps pour notre temps". Il s’appelle Luciano Floridi et il est professeur de philosophie et éthique de l’information à Oxford. Plusieurs des idées précédentes sont les siennes. Selon Floridi, la bonne philosophie doit être du "design conceptuel". Par "design conceptuel", il fait référence à une philosophie constructiviste qui peut rendre compte de nos artefacts sémantiques et concevoir ou réaffecter ceux dont notre nouvelle infosphère a besoin. En pratique, le design conceptuel peut nous aider à sémantiser (donner du sens) et à construire un monde dans lequel le mariage de la nature (le monde) et de la connaissances appliquées (la technologie) peut réussir et porter ses fruits.

Aujourd’hui la philosophie d’entreprise commence à se développer, il faut pourtant chercher la bonne philosophie. Tout cela a l’air intéressant mais en pratique comment on l’applique ? Il y a un modèle, une matrice à utiliser ? Non, en tout cas pas pour tout le monde. C’est comme demander à un architecte de vous fournir un modèle pour concevoir un immeuble, où à un chef étoilé de vous donner une recette. Toutefois, contrairement à eux, le philosophe ne fournit pas un output, un produit. Il ne conçoit pas à partir de votre idée, mais il vous aide au départ à dessiner l’idée, à faire du "conceptual design". Il n’y a pas une philosophie à utiliser clés en main. Il y a des philosophes à consulter avant de développer et de temps en temps quand le sens est perdu. Exactement comme le sel : pour donner du goût il faut en mettre un petit peu mais au bon moment.

Lectures 

(abordables)

Floridi, L. (2010). Information. A Very Short Introduction. Oxford University Press.

Floridi, L. (2014). The Fourth Revolution. How the Infopshere is Reshaping Human Reality. Oxford University Press.

 (plus conceptuelles)

Floridi, L. (2010). The Cambridge Handbook of Information and Computer Ethics. (L. Floridi, Ed.). Cambridge, UK: Cambridge University Press.

Floridi, L. (2011). The Philosophy of Information (UK). Oxford University Press.

Floridi, L. (2013). The Ethics of Information. Oxford University Press, UK

Floridi, L. (2015). Hyperhistory and the Philosophy of Information Policies, 51–63.

Floridi, L. (2016). Hyperhistory the emergence of the MASs and the design of infraethics. In M. Hildebrandt & B. van den Berg (Eds.), Information, Freedom and Property: The Philosophy of Law Meets the Philosophy of Technology (pp. 153–172). London: Routledge.

Floridi, L. (Ed.). (2015). The Onlife Manifesto, Being Human in a Hyperconnected Era. Oxford, UK: Springer Open.

Taddeo, B. M., & Floridi, L. (2018). How AI can be a force for good. Science