Quand et comment faire revenir les salariés au bureau ?
Le 11 mai doit marquer le début du déconfinement en France. Les entreprises sont pourtant invitées à garder leurs salariés en télétravail quand c'est possible. Quand déroger à ces préconisations et dans quelles conditions ?
Le 11 mai approche et, avec lui, la perspective d'un retour des salariés sur leur lieu de travail. Si la présence physique des travailleurs est parfois nécessaire (production en usine, livraisons…), dès lors qu'on travaille dans un bureau, cette nécessité devient moins évidente.
"A-t-on vraiment besoin de retourner au bureau ?, s'interroge Philippe Deljurie, associé de X-PM Transition Partners, spécialisée en projets de transformation. Si l'on ne peut pas se croiser, qu'on a des vitres en plexiglas, qu'on doit porter un masque, autant rester en télétravail." Car l'employeur est juridiquement responsable de la santé des salariés. Il doit donc mettre en œuvre des "actions de prévention" et des "méthodes de travail et de production garantissant un meilleur niveau de protection", selon le Code du travail. "Après huit semaines, les gens auront pris des habitudes, alors est-ce la peine de tout casser de nouveau ?", reprend Philippe Deljurie, pour qui le business tournera par ailleurs au ralenti au moins jusqu'à l'automne. "Il n'est donc pas nécessaire de précipiter un retour dans les bureaux avant cette date."
"Le retour au travail est nécessaire quand il y a une perte de sens, le télétravail ayant pu entraîner une démotivation chez certains
Il faut toutefois "tenir compte de la santé psychologique des salariés", concède Philippe Deljurie. "Le retour au travail est nécessaire quand il y a une perte de sens, le télétravail ayant pu entraîner une démotivation chez certains, estime Manuela d'Halloy, directrice générale de la Maison des Entrepreneurs (MdE), organisme regroupant des entrepreneurs et proposant différents services en ces lieux. Le déconfinement doit permettre d'accélérer le chiffre d'affaires, de remobiliser, de redonner un cap, c'est dans ce cas-là qu'il faut faire revenir les gens."
Claude Mattio, fondateur de la société de conseil en management Akor Consulting, estime, lui, qu'on "ne peut pas laisser les salariés seuls chez eux indéfiniment. Certains sont en souffrance psychologique, et le bureau est un lieu de rassemblement, qui rappelle physiquement l'existence de l'entreprise et permet aussi plus d'interactions informelles que le travail à distance. C'est aussi là que les salariés peuvent se former aux nouvelles pratiques du travail".
Etablir des règles communes
La question de la nécessité du retour au bureau tranchée, comment procéder ? Dans un récent guide, le cabinet d'analyses Forrester préconise un retour par étapes : "Planifier la reprise est un défi particulièrement important, étant donnés la durée incertaine de l'événement et les risques de rechute". Il faut se préparer à rouvrir et refermer ses sites selon l'évolution de la maladie et s'attendre à une reprise graduelle. Selon le cabinet, toujours, il est primordial d'établir des protocoles et de rouvrir les sites petit à petit. Et limiter les déplacements non essentiels. "Il faut une doctrine et des règles communes rédigées par le patron, prêche Manuela d'Halloy, mais qui puissent s'adapter aux cas particuliers." Charge à chaque niveau hiérarchique, ensuite, de les moduler en fonction de ses besoins et enjeux, ses spécificités business et de ses collaborateurs.
Se préparer à rouvrir et refermer ses sites selon l'évolution de la maladie et s'attendre à une reprise graduelle
Julie Vallée, directrice associée du cabinet Iremos, spécialisée en gestion de crise, préconise un plan d'action très anticipé et détaillé : "Il faut identifier les activités clés, les personnes qui y contribuent, quelles sont les interdépendances et détailler les nouvelles contraintes". Forrester recommande également de définir une stratégie de communication (fréquence, contenu…) et de la mettre en pratique régulièrement. "Y compris avec les salariés en chômage partiel, précise Julie Vallée, pour éviter l'isolement. Tous les salariés doivent être prévenus en amont du plan d'action, des nouvelles règles sanitaires, des dates et modalités de reprise. Il faut aussi envisager un plan de soutien psychologique pour ceux dont les proches ont été touchés par la maladie." "L'objectif, c'est de créer un maximum de sérénité", assure Manuela d'Halloy de la MdE. Impossible, alors, de retrouver des open spaces pleins.
Le retour oui, mais pas tous en même temps
La règle du un poste de travail sur deux occupés semble, selon les personnes interrogées, largement envisagée, ce qui implique de laisser une large partie des salariés en télétravail. Pour Philippe Deljurie de XPM, on peut envisager "des rotations des équipes une semaine sur deux". De toute façon, "renvoyer tout le monde dans les bureaux en même temps créerait un choc psychologique, estime Charles de Fréminville de Bloom At Work. Après huit semaines à travailler seul, c'est un changement fort". Certains dirigeants optent donc pour des horaires décalés, ce qui permet également d'éviter les heures d'affluence dans les transports.
Comment décider qui vient et quand ?
"Envisager des rotations d'équipe une semaine sur deux"
D'une manière générale, il est recommandé de maintenir en télétravail en priorité les personnes les plus sensibles, les plus âgés et ceux souffrant déjà de pathologies, alors que des personnes déjà contaminées et supposément immunisées auront peut-être besoin de moins de précautions que les autres. "La tendance chez nos clients, c'est que tant qu'on n'y voit pas plus clair, on reste autant que possible en travail à distance", assure Fadi El Gemayel, dirigeant de Daylight Consulting, qui accompagne les grandes entreprises dans leurs projets de transformation.
Pour Manuela d'Halloy, de la MdE, ce qui doit guider dans la décision de laisser revenir les salariés, "ce n'est pas un pic d'activité, mais le type de relation dont on a besoin à un moment. Le présentiel permet de remobiliser, de créer des relations humaines. On peut envisager que les réunions importantes, comme certains comités stratégiques, se fassent en présentiel, car on a besoin de voir, de sentir les réactions. De la même façon, je n'envisage pas l'accueil des collaborateurs à distance. En revanche, les réunions récurrentes dans une équipe qui se connaît très bien peuvent parfaitement continuer de se tenir à distance".
Un retour de certains en fonction du type d'interactions nécessaires à un moment donné dans l'entreprise, ou en fonction du contexte personnel de chacun
Plutôt qu'une alternance selon le type d'interactions nécessaires à un moment donné, Charles de Fréminville, de Bloom At Work plaide pour un "phasing", c'est-à-dire un retour des salariés petit à petit, en fonction de leur contexte personnel : "Quelqu'un qui doit prendre les transports en commun sera probablement mieux en télétravail, alors que quelqu'un qui peut venir à pied pourra retourner au bureau. Quelqu'un qui doit garder ses enfants doit aussi pouvoir rester en télétravail". Pour Philippe Dejurie, de X-PM, certaines entreprises pourraient financer la garde des enfants de leurs salariés dans le but de les faire revenir. "Certaines envisagent même de s'adapter au rythme des écoles, témoigne Claude Mattio, en maintenant leurs salariés en télétravail aux périodes où les écoles n'accueilleraient pas leurs enfants."
Mais plutôt que de décider à leur place, pourquoi ne pas laisser le choix aux collaborateurs ? C'est ce qu'envisage l'une des entreprises qu'accompagne Claude Mattio, et qu'il cite en exemple : "Le télétravail resterait possible pour tous ceux qui le souhaitent, notamment en cas de problème de garde d'enfants, mais ceux qui ont des soucis de connexion chez eux, ou qui ont des problèmes à la maison, pourraient revenir".
Opter pour des bureaux plus petits ?
"La tendance aux bureaux plus petits va s'accentuer"
Manuela d'Halloy plaide pour un maintien des bureaux actuels, avec des effectifs moindres sur place permettant de respecter les règles de sécurité sanitaire. Mais elle remarque que c'est plus compliqué pour les espaces de coworking et les bâtiments loués par plusieurs entreprises en même temps. "Se pose aussi la question des lieux partagés, comme les cantines. Les lieux autres que les postes de travail sont les plus difficiles à gérer. A la MDE, nous avons un porche où se regroupent les fumeurs. Or, c'est par là que passent les visiteurs et cela risque de les mettre mal à l'aise. Nous allons donc demander aux fumeurs de s'installer dans les jardins et de respecter une distance de sécurité avec l'entrée."
Pour Bloom At Work, la tendance aux locaux plus petits dans les entreprises déjà rompues au télétravail partiel va s'accentuer. "Mais attention, le but premier ne doit pas être de faire des économies, prévient-il. Plus les collaborateurs sont éloignés, et plus les moments de présence sont importants. Même s'ils sont un peu plus petits, les locaux doivent rester accueillants, beaux et symboliques."
Adapter le matériel et les règles d'hygiène
Couper le chauffage et la climatisation pour éviter de brasser de l'air
Pour sa part, la MDE prévoit d'éliminer le chauffage et la climatisation, pour éviter de brasser de l'air en interne, ainsi qu'un ménage quotidien le matin avec désinfection renforcée. Les collaborateurs seront aussi vivement incités à utiliser masques et gants, qui seront mis à leur disposition, de même que du gel hydroalcoolique. "La demande de matériel – gel, gants, masques – de la part des entreprises est forte, assure Bloom At Work, et certaines font appel à des couturiers de quartier pour se faire confectionner des masques."
Forrester appelle d'ailleurs à ne pas se montrer trop restrictifs sur l'aspect des masques, même si ceux-ci sont trop fantaisistes par rapport au dress code habituel de l'entreprise, et suggère au contraire d'organiser des concours pour élire le masque le plus original, par exemple, afin d'encourager les salariés à en porter. Le cabinet recommande également d'inciter les employés à nettoyer un instrument (marqueur, téléphone…) avant de le passer à quelqu'un.
Quid des clients ?
Faut-il retourner les voir ? Rester en relation à distance ? "Tout dépend du lien, estime Manuela d'Halloy. Si c'est un nouveau client, ou un rendez-vous stratégique, mieux vaut le faire en face à face. Pour un échange plus récurrent, on peut le faire à distance."
"Ce qui me manque le plus, ce sont les interactions avec mes prospects et mes clients", confie Philippe Deljurie de X-PM Consuting Partner. Pour lui, les relations commerciales ont besoin de présence physique et seraient moins compliquées à organiser qu'il n'y paraît : "Dans des rendez-vous en face à face, il est assez simple de garder les distances réglementaires. Et on n'est pas obligé de faire venir les clients en entreprise. On peut les rencontrer à l'extérieur, où c'est moins compliqué de garder ses distances".