Traiter les crises de l'humanité ou guérir la crise de l'homme postmoderne ?

Dans un monde globalisé et hyperconnecté, la gouvernance traditionnelle des crises indépendamment les unes des autres conduit au cercle vicieux. Il nous faut une approche systémique des problèmes.

Crise sanitaire ou structure de crise ?

Par sa virulence et son étendu la pandémie du Covid-19 a pris de court toute l’humanité. Depuis bientôt un an, les statistiques d’incidences, d’hospitalisations, de morts, n’ont cessé de gonfler. La réponse à la crise sanitaire dans l’urgence a créé ou aggravé des crises économique, financière et sociale de grande ampleur dont les effets se feront sentir bien après la pandémie elle-même. Derrière les chiffres froids, il y a la réalité vécue : les souffrances, la pauvreté, l’angoisse du lendemain, celle des plus fragiles et de l’avenir des jeunes, la peur pour soi-même et pour sa famille, l’isolement social…

La crise sanitaire arrive dans un contexte où l’humanité prend conscience que dans un monde globalisé, elle fait face à deux crises de dérèglement, donc de gouvernance, bien plus structurelles : celle de l’environnement et celle, sociale, du développement humain. Ces deux crises sont aussi structurantes : 1) multiformes, elles couvrent tous les aspects de la vie des hommes et des peuples ; 2) durables, elles constituent le fond déjà fragilisé sur lequel apparaissent toutes les autres crises. Elles pourraient être à l’origine d’autres crises ou catastrophes dont la fréquence semble augmenter. D’ailleurs, peut-on écarter tout lien de causalité entre cette structure de crise pérenne et les crises conjoncturelles du Covid-19 ou des gilets jaunes ?

L’urgence nous oblige, et à court terme tout est contrainte. Dans un monde complexe, gouverner en réagissant aux crises conjoncturelles indépendamment les unes des autres et sans traiter la crise pérenne, conduit au cercle vicieux : la priorité cède le pas à l’urgence, l’action se dégrade en agitation, les lois s’ajoutent aux lois, ce qui aboutit à la perte de contrôle et de sens, favorisant ainsi la survenue d’autres crises sur un fond de plus en plus fragilisé.

Comment inverser le cercle vicieux ?

Il faut apporter une réponse structurée à la structure de crise. Or la structure de crise est indolore : tout paraît normal, mais les crises, elles, sont de plus en plus fréquentes et douloureuses. "Tout est lié !" C’est un des trois leitmotivs de Laudato si’ - sur la sauvegarde de la maison commune, l’encyclique du pape François mondialement saluée par des dirigeants, personnalités et experts reconnus de toutes les sphères : politique, sociale, économique, scientifique. Dans son encyclique, le pape relie précisément les deux défis structurels (environnemental et social) sous le terme d’écologie intégrale.

Le pape François va plus loin dans son analyse des interdépendances, pour proposer, au-delà des pistes de solution, un cadre de réponse structurée à la structure de crise. L’écologie intégrale nécessite une transformation des mécanismes de régulation et des institutions de gouvernance à tous les étages, de l’entreprise locale à international. Le pape s’adresse à « chaque personne qui habite cette planète » et appelle l’humanité à prendre conscience de la nécessité de réaliser des changements de style de vie, de production et de consommation. Autrement dit, il appelle à changer de style de vie, tout ce qu’il y a de plus normal et de moins douloureux ?… En réalité, il veut nous réveiller à la réalité en remettant en cause des "mythes" fondateurs de la modernité :

  •  A elles seules, les lois du marché n’assurent pas une régulation juste et efficace.
  •  La croissance et le consumérisme, la finance et la rentabilité sont des moyens et doivent être ordonnées à la fin : le bien commun. Et le bien commun n’a de sens que dans une perspective de long terme. Or, la quasi-totalité des institutions de gouvernance est soumise à des pressions de court-terme, sinon d’urgence.       
  •  La nature est un don gratuit à destination universelle ; ses ressources ne sont pas infinies et ne peuvent pas être accaparées à faible coût et gaspillées par certains.
  •  Le progrès n’est pas illimité et il ne sert pas toujours le bien commun. Au lieu du rêve (ou cauchemar) transhumaniste, soyons pleinement humains.
  •  Enfin, dans nos sociétés, l’idéologie individualiste exacerbée conduit au relativisme de toute vérité et au rejet de toute autorité morale, politique et même scientifique.

Ces remises en causes ne sont-elles pas (trop) révolutionnaires ?

Pour l’enseignement de l’économie et du management, oui, on renverserait leur fondement ; mais certainement pas pour l’enseignement sociale de l’Eglise qui s’appuie sur une tradition des plus anciennes. Ce qu’on connaît aussi sous le nom de pensée ou de Doctrine Sociale de l’Eglise, inaugurée par l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII du 15 mai 1891, n’a cessé depuis de puiser à la source de cette tradition millénaire, tout en l’enrichissant pour l’adapter aux défis de son temps. En ce sens, les "principes permanents" de la DSE, encore aujourd’hui font figure d’avant-garde en économie et en management.

"La Tradition est la voix vivante des morts. Le traditionalisme est la voix morte des vivants." (Jaroslav Pelikan, professeur d'histoire à Yale University, 1962-96)

Peut-on espérer une transformation aussi radicale ? N’est-ce pas utopiste ?

Réponse : peut-on se permettre de ne pas inverser le cercle vicieux ? Combien de temps encore ? Oui, sans qu’on puisse le garantir, on peut réussir. Il n’est pas trop tard. En réalité la transformation est en cours, mais il s’agit d’une évolution qui ne peut pas se voir au rythme auquel nous ont habitués l’innovation technologique ou la succession de nos crises conjoncturelles.

Cette évolution suppose une conversion de l’homme à l’écologie intégrale. Et cela devra passer par une éducation qui, au-delà de l’acquisition de savoirs, enracine l’homme dans sa culture et sa tradition. Enracinement nécessaire pour une relation juste à la nature et un dialogue apaisé et authentique entre les personnes et entre les cultures. Là, plus que pour l’acquisition des savoirs, il nous faut compter sur rôle primordial de la famille. Ecole et famille ne seront pas de trop pour transmettre savoir et tradition en complémentarité.