Souveraineté numérique : les citoyens européens sont-ils les seuls à pouvoir changer les choses ?

Le 15 décembre dernier, la Commission européenne présentait deux projets de règlements qui pourraient se révéler fondateurs : le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). Leur objectif commun ? Ouvrir la voie à un nouveau cadre de régulation des géants du numérique.

Ces deux projets portés par la Commission font écho à un mouvement déjà bien ancré chez les citoyens européens. Pour Noël dernier, une partie des Français avait par exemple choisi de boycotter Amazon et de le faire savoir sur les réseaux sociaux avec le hashtag #NoelSansAmazon. En début d’année, quand WhatsApp a annoncé un changement dans sa politique de confidentialité et un partage des métadonnées avec Facebook, il a provoqué une levée de boucliers et une ruée des utilisateurs vers les applications concurrentes, comme Signal ou Olvid. Plus largement, la crise sanitaire a donné naissance en Europe à un mouvement en faveur d’une consommation plus responsable, éthique et locale.

Défendre la souveraineté numérique européenne est l’affaire de tous

La crise de la COVID-19 a sensibilisé le grand public aux enjeux de souveraineté alimentaire, industrielle, sanitaire, numérique et a initié une évolution des modes de consommation quotidiens.  La grande distribution a constaté un accroissement des ventes des produits bio et de ceux issus des circuits courts. Il en va de même dans la course aux vaccins et aux équipements médicaux : les notions de souveraineté industrielle et de souveraineté sanitaire sont apparues dans les discours politiques et médiatiques. La même logique doit prévaloir dans le monde numérique.

Il s’agit de limiter les effets d’une trop forte dépendance envers les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), NATU (Netflix, AirBnB, Tesla, Uber), BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) et autres acteurs du numériques non-européens, qui se trouvent en situation dominante sur leurs marchés, monopolistique ou oligopolistique. Cette dépendance s’exprime au niveau des Etats, des entreprises et des citoyens.

En premier lieu, il est indispensable de rester attentif à notre indépendance politique

Certaines institutions publiques européennes doivent faire appel à des sociétés extra-européennes dans des domaines stratégiques. En France, la Direction générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) a choisi un outil d’analyse de données américain. Il s’agit de Palantir, conçu par une entreprise désignée par le lanceur d'alerte Christopher Wylie comme impliquée dans l’affaire Cambridge Analytica. Faute de solution française ? Difficile de savoir quel outil est assez performant pour cartographier les réseaux criminels et terroristes. Mais on ne peut qu’amèrement regretter cette situation, qu’elle soit le fruit de l’absence d’alternatives crédibles ou celle de notre défaillance à créer des partenariats public-privé français ou européens.

Par ailleurs, notre indépendance économique doit être défendue

Prenons l’exemple, révélateur, des pratiques pour le moins contestables exercées sur le territoire européen en matière de droit de la concurrence. Le leader mondial du e-commerce Amazon est soupçonné de concevoir son algorithme de référencement pour mettre en avant ses propres produits et reléguer en bas de page ceux des autres fournisseurs. Le pouvoir détenu par ces plateformes nous invite à prendre conscience du "risque algorithmique" et à l’intégrer dans le cadre légal actuel. Cette démarche a été initiée par l’Europe, comme en témoigne une enquête en cours sur Amazon[1] et le projet de Règlement européen Digital Markets Act [2].

Enfin, il s’agit de protéger nos libertés fondamentales

Le Privacy Shield encadrait le transfert de données personnelles entre les Etats-Unis et l’Union Européenne jusqu’à son invalidation en 2020 par la Cour de justice de l’Union Européenne, laissant planer une incertitude juridique. Outre-Atlantique, le Cloud Act a été voté en 2018 par le congrès américain pour permettre aux autorités américaines d’accéder à des données personnelles hébergées hors des États-Unis. Cette prérogative peut être exercée sous certaines conditions en contraignant les hébergeurs. Si le Cloud Act est circonscrit aux enquêtes criminelles et terroristes, il est de notre responsabilité d’établir des garde-fous technologiques. Nous devons nous assurer que les infrastructures que nous choisissons rendent techniquement impossible l’accès à nos données personnelles par une organisation étrangère en collaboration avec les autorités européennes.

C’est d’ailleurs ce qu’a semblé dire la CNIL dans sa dernière publication sur la plateforme de données de santé "Health Data Hub" lancée par le gouvernement français. La CNIL alerte sur le choix de recourir aux services d’hébergement de données de Microsoft et appelle à un niveau de protection technique et juridique plus élevé.

L’économie des données a pour corollaire l’économie de l’attention. Depuis leurs premiers pas jusqu’à aujourd’hui, les GAFAM misent sur le modèle philosophique et économique résumé par le désormais célèbre adage "Si c’est gratuit, c’est vous le produit"[3]. A l’heure où la fracture numérique est plus visible que jamais, la nécessité de démocratiser l’accès à l’information, à la connaissance et à une forme de lien social est établie. Mais l’absence de contrepartie financière est-elle vraiment synonyme de gratuité ? A l’évidence, la réponse est non. Le cas échéant, la monnaie d’échange est l’attention des utilisateurs, ainsi que leurs données personnelles voire leur vie privée. Plus nous passons de temps sur ces plateformes, plus notre cerveau est disponible pour regarder, entendre, lire le contenu promotionnel qui les financent. Plus nous partageons nos données personnelles, plus ces contenus sont ciblés et valorisés. A l’aide de "Dark Patterns" - comprendre "pièges à utilisateurs" - certaines technologies ont évolué pour exploiter nos biais cognitifs et prolonger le temps que nous passons sur leurs plateformes, au détriment notamment de notre équilibre personnel[4].

Il relève de notre devoir, en tant que citoyens européens, de s’emparer de ces sujets et d’œuvrer pour évoluer dans un espace numérique indépendant régi par des règles respectueuses de nos libertés économiques, de notre culture et de nos valeurs éthiques.

Comment reprendre la main sur notre avenir numérique ?

Le Vieux Continent a joué son rôle par exemple en résistant au lancement de la monnaie digitale Libra par Facebook. Le retrait provisoire de ce projet par le réseau social est la preuve, s’il en fallait une, que la politique européenne est un instrument crédible de défense de la souveraineté. Laisser cette prérogative régalienne à une entreprise privée appelle à la plus grande vigilance.

L’émission d’une nouvelle monnaie digitale est d’autant plus stratégique qu’elle a un impact sur la protection des consommateurs, la vie privée, la fiscalité ou la cyber sécurité. Voulons-nous conférer cette responsabilité à une entreprise privée, quelle qu’elle soit, en lui permettant encore une fois de rivaliser avec les Etats ?

L’euro digital actuellement expérimenté par les autorités européennes semble aller dans le bon sens. 

L’Europe a également voté une fiscalité plus juste pour les entreprises européennes, en agissant pour entraver les logiques d’optimisation fiscale des acteurs internationaux. La France a d’ailleurs commencé, à partir de 2019, à collecter une "taxe GAFA", au moment où la pression montait de la part de l’opinion publique[5].

Les entreprises œuvrent en parallèle pour un assainissement de l’espace numérique. Vingt-deux entreprises franco-allemandes, rejointes depuis par 200 organisations, sont à l’initiative du projet GAIA-X[6] de création d’une infrastructure numérique européenne. Elles se réunissent pour définir des standards en matière de sécurité, d'interopérabilité, de transparence et de portabilité des données. Les entreprises européennes pourront proposer des offres de services compatibles avec GAIA-X. In fine, l’objectif est de mettre à disposition du réseau européen un moteur de recherche des fournisseurs conformes aux standards de GAIA-X.

Si la politique européenne et les initiatives des entreprises sont un levier pour rééquilibrer les rapports de force, il n’en demeure pas moins qu’il est du domaine de la responsabilité individuelle d’agir. Or, nous entretenons souvent un rapport ambivalent avec les plateformes en situation de monopole, pris en étau entre effets pervers et facilité d’utilisation. Il est difficile de ne pas céder à la dictature de l’ergonomie et de la simplicité offertes par ces services.

Nous pouvons être les artisans du Slow Web[7] en privilégiant lors de notre navigation des services qui mettent l’utilisateur au centre de leur démarche et privilégient son autonomie.

L’Europe compte 512 millions d’internautes à fort pouvoir d’achat, stratégiques pour les GAFAM. Ce vaste bassin d'internautes pourrait ainsi être une formidable piste de décollage pour de nouvelles offres venant se positionner en concurrents des acteurs américains ou chinois. Le succès mondial d’un acteur européen comme Spotify est encore trop isolé. Les idées ne manquent pourtant pas. Dans le seul domaine des moteurs de recherche, les alternatives européennes à Google sont nombreuses, de Qwant, qui milite pour un Internet neutre, à Ecosia qui réduit l’impact carbone des recherches effectuées sur sa plateforme.

Dès lors, quels changements sommes-nous prêts à accepter en tant que citoyens, pour une utilisation numérique responsable, respectueuse des droits individuels et collectifs et de notre éthique ?

[1] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/11/10/bruxelles-accuse-amazon-d-avoir-enfreint-les-regles-europeennes-de-concurrence_6059246_3234.html

[2] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020PC0842&from=en

[3] Une des références : https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous-leco/le-prix-du-gratuit-34-publicites-donnees-gratuite
[4] https://medium.com/thrive-global/how-technology-hijacks-peoples-minds-from-a-magician-and-google-s-design-ethicist-56d62ef5edf3

[5] https://www.sudouest.fr/2019/03/05/taxer-les-gafa-il-faut-que-les-citoyens-en-fassent-un-sujet-prioritaire-5834811-705.php

[6] https://www.journaldunet.com/web-tech/cloud/1498283-gaia-x-l-europe-de-la-tech-est-en-marche/

[7] https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2018/09/26/dissident-la-revolte-du-slow-web/