IA, hyperconnexion, travail hybride : les trois bombes à retardement de la santé mentale en entreprise
L'IA, les outils collaboratifs et le travail hybride créent de nouveaux risques psychosociaux que les entreprises ne mesurent pas encore. Le coût : 78 millions de journées d'absence en 2024.
78 millions de journées d'absence. 334 000 équivalents temps plein. C'est le coût de la santé mentale dégradée des salariés français en 2024, selon le dernier rapport de la branche AT-MP. Un chiffre que tout DAF devrait avoir en tête au moment de budgéter les "initiatives bien-être" de son entreprise.
Car pendant que les DRH déploient des applications de méditation et des lignes d'écoute psychologique, trois transformations silencieuses sont en train de redéfinir les risques psychosociaux : l'intelligence artificielle, l'hyperconnexion et le travail hybride. Des sujets que la grande cause nationale 2025 sur la santé mentale n'a qu'effleurés.
L'IA accélère le travail plus vite que les cerveaux ne s'adaptent
Les chiffres sont vertigineux : selon le AI Jobs Barometer 2025 de PwC, les compétences demandées dans les métiers exposés à l'IA évoluent 66 % plus vite que dans les autres professions. En un an, ce ratio a presque triplé.
Concrètement, cela signifie que vos collaborateurs doivent réapprendre leur métier en continu. Les data analysts voient leurs tâches de préparation automatisées par des outils d'AutoML. Les fonctions marketing, RH, juridiques intègrent des assistants IA qui modifient leurs workflows quotidiens. Les développeurs codent avec Copilot et doivent piloter des agents autonomes.
Cette accélération a un coût cognitif que nous commençons à peine à mesurer. Dans nos consultations de médecine du travail, nous voyons émerger un nouveau profil : des salariés performants, technophiles, qui s'effondrent brutalement. Non pas par résistance au changement, mais par épuisement adaptatif. Leur cerveau n'a plus le temps de consolider les apprentissages avant que le suivant n'arrive.
Le paradoxe est cruel : l'IA promet de libérer du temps pour les tâches à forte valeur ajoutée. Mais ce temps "libéré" est immédiatement réalloué à de nouvelles exigences. Le niveau d'attente monte, pas la charge cognitive disponible.
L'hyperconnexion : un bug que le droit à la déconnexion ne corrige pas
Un salarié sur deux déclare avoir du mal à déconnecter en dehors des horaires de travail, selon le Baromètre ARSEG 2025. Le chiffre n'a rien de nouveau. Ce qui l'est, c'est l'intensification du phénomène depuis la généralisation des outils collaboratifs.
Teams, Slack, Notion, Asana : chaque outil ajoute une couche de notifications, de canaux, de sollicitations asynchrones. Le cerveau ne distingue pas une alerte Slack d'une urgence vitale. Il sécrète du cortisol à chaque ping. Multiplié par 50, 100, 200 notifications quotidiennes, cela produit un stress chronique de basse intensité dont les effets cumulatifs sont dévastateurs.
Le droit à la déconnexion, inscrit dans le Code du travail depuis 2017, reste largement inopérant. Non par mauvaise volonté des entreprises, mais parce qu'il s'attaque au symptôme sans toucher au système. Couper les serveurs mail à 20h ne sert à rien si la charge de travail impose de rattraper le lendemain matin.
Les entreprises les plus avancées l'ont compris : le sujet n'est pas la déconnexion, c'est la charge. Elles mesurent le nombre de réunions, la fragmentation des agendas, le temps de travail profond disponible. Elles fixent des "no meeting days". Elles limitent le nombre de canaux Slack par équipe. Ce sont des décisions d'architecture organisationnelle, pas des chartes de bonnes intentions.
Le travail hybride a cassé les signaux faibles
Le passage au travail hybride a été salué comme une avancée pour l'équilibre vie pro/vie perso. Il l'est souvent. Mais il a aussi fait disparaître un élément essentiel de la prévention : la détection informelle.
Avant, un manager voyait un collaborateur arriver avec une mine défaite. Il captait une tension dans l'open space. Il percevait qu'une équipe ne déjeunait plus ensemble. Ces signaux faibles, invisibles dans un reporting, déclenchaient des conversations qui prévenaient les effondrements.
En hybride, ces capteurs n'existent plus. On ne voit que des vignettes Zoom, souvent caméra éteinte. Les interactions se limitent à des points d'avancement. Le collaborateur en difficulté peut se cacher plus longtemps, jusqu'au jour où il envoie un mail pour annoncer son arrêt.
Certaines entreprises tentent de compenser par des outils digitaux : questionnaires de bien-être automatisés, analyse du sentiment dans les messageries, score d'engagement calculé par IA. Ces solutions posent autant de problèmes qu'elles n'en résolvent : questions éthiques sur la surveillance, biais algorithmiques, fausse objectivité de la data.
La réponse n'est pas technologique. Elle est managériale. Elle suppose de former les managers à poser les bonnes questions en one-to-one, à créer des rituels qui recréent du lien, à accepter que la performance se mesure aussi à la soutenabilité.
Ce que les DRH doivent mettre en place en 2026
Le bilan de la grande cause nationale est décevant parce que les actions déployées n'étaient pas à la hauteur des transformations en cours. Trois chantiers me semblent prioritaires pour les directions des ressources humaines.
1. Intégrer l'IA dans le DUERP. Le Document Unique d'Évaluation des Risques Professionnels doit recenser les outils d'IA déployés et leurs impacts sur la charge cognitive. Quels métiers sont concernés ? Quel rythme de montée en compétences est imposé ? Quels sont les indicateurs d'alerte ? Ce travail d'objectivation est un préalable à toute action de prévention.
2. Mesurer la fragmentation du temps de travail. Les outils existent : analytics Teams, rapports Slack, données d'agenda. Ils permettent d'objectiver le nombre de réunions, le temps de focus, les plages de sollicitation hors horaires. Ces métriques doivent devenir des indicateurs RH au même titre que le turnover ou l'absentéisme.
3. Former les managers au repérage digital. En hybride, les signaux faibles passent par d'autres canaux : baisse de participation aux réunions, délais de réponse inhabituels, disparition des interactions informelles sur les messageries. Les managers doivent apprendre à les lire et à réagir avant l'arrêt maladie.
La prévention, un investissement à ROI positif
Les entreprises hésitent souvent à investir dans la prévention santé mentale parce qu'elles peinent à en mesurer le retour. Les études existent pourtant : selon l'EU-OSHA, chaque euro investi en prévention des RPS génère entre 2 et 4 euros d'économies en coûts directs (absentéisme, remplacement, contentieux) et indirects (baisse de productivité, turnover, dégradation de la marque employeur).
Mais au-delà du ROI, c'est une question de soutenabilité. Les transformations digitales ne vont pas ralentir. L'IA générative n'est que la première vague. Les entreprises qui n'auront pas construit des organisations résilientes verront leurs talents partir, leurs équipes s'épuiser, leur capacité d'innovation s'éroder.
La santé mentale n'est plus un sujet périphérique qu'on délègue à une cellule bien-être. C'est un enjeu de compétitivité qui doit remonter au comex. Les DRH qui l'auront compris en 2026 prendront une longueur d'avance. Les autres continueront à compter les arrêts maladie.