La sororité au travail

Les lois ne suffisent pas à modifier les rapports hommes-femmes et la sororité est une dynamique qui témoigne du chemin à parcourir, pour qu'un jour elle cède la place à une humanité non genrée.

Difficile en ce moment d’échapper aux questionnements qui concernent les relations inter-sexes et la question du genre. La parole des femmes se libère pour témoigner de plus en plus de ce qu’elles vivent de douloureux (celles des hommes moins), alimentant un féminisme de combat qui présente les relations hommes-femmes nécessairement empreintes de rapport de forces.

Dans le même temps, la notion de genre est questionnée de toutes parts et tente paradoxalement – dans un désir d’ouvrir de nouvelles libertés – d’étiqueter toutes les possibilités croisant genres, préférences et comportements sexuels. Dans ce contexte, les propositions spécifiques pour femmes ou hommes se développent (cercles, retraites, stages …) et émerge avec vigueur la notion de sororité. En quoi celle-ci a-t-elle sa place dans le contexte professionnel ?

Que revêt la notion de sororité aujourd’hui ?

Outre les résidences d’étudiantes aux États-Unis, la sororité est une solidarité particulière aux femmes, unies par leur condition féminine. Cette solidarité peut par ailleurs se concrétiser dans l’organisation de communautés de femmes, espaces de partage et de soutien face aux difficultés qui leur sont spécifiques. Là où le mot fraternité en est venu à englober tout être humain, la sororité, elle, est bien une solidarité genrée. Elle relie des femmes entre elles, non seulement parce qu’elles sont femmes, mais parce qu’elles vivent une même "condition", un même champ de contraintes différents de celui des hommes. Ainsi, on comprend bien ce qui conduit à l’émergence de la sororité dans la société occidentale moderne. Mais à l’heure où l’égalité des droits entre hommes et femmes est désormais la règle pour toutes les entreprises (dans lesquelles les comités de direction sont censés être plus mixtes), la question de la sororité aurait de quoi faire lever les yeux au ciel !

Et pourtant, elle existe ! Dans nombre d’entreprises, et quel qu’en soit le secteur ou la taille, il y a bien encore une "condition féminine professionnelle" spécifique qui justifie cette solidarité particulière car la loi ne suffit pas à modifier les comportements en profondeur. Les représentations ont une forte inertie, surtout lorsqu’elles sont partagées par les hommes d’un même secteur. Une jeune femme architecte témoigne : "Je suis spectatrice quotidienne des remarques à l'encontre de la gente féminine en générale. Cela englobe les blagues salaces sans visées directes mais désagréables car sexuellement dégradantes, jusqu'à la dépréciation des compétences professionnelles (exemple des consœurs des autres entreprises, bureaux d'études ou maîtrises d'ouvrage) pour qui le fait d'être une femme est sous-entendu comme la raison leur incompétence.'' Ou encore, dans le secteur événementiel : "Il m'a dit que ce n'était pas un métier de femmes parce qu'il fallait aller récupérer de l'argent dans une salle de spectacle et qu'il fallait porter les instruments de musique. Je lui ai dit que je me sentais de porter une flûte et une enveloppe avec un chèque. Il a été gêné (…)."

Pour être juste, ces représentations ne sont pas le seul fait des hommes : une chef de rayon qui indique à sa vendeuse : "Avec la jupe que tu portes aujourd’hui, le chiffre d’affaires va augmenter", montre bien que la solidarité féminine n’a rien de spontané. Elle est la force opposée de la rivalité, également très développée chez les femmes (tout comme chez les hommes) et dont jouent parfois certains managers : "J’ai plutôt l’impression d’une compétition entre les femmes axée sur la compétence mais aussi malheureusement sur l’image, le physique. Certains hommes en jouent", témoigne une femme cadre supérieur dans le secteur de la banque.

Sortir de la condition féminine professionnelle

Cette solidarité entre femmes, n’est pas plus spontanée que la fraternité masculine dans un climat dénué de rapport de forces. Elle trouve naturellement sa place dans des organisations où les relations hommes/femmes ou managers/femmes renvoient en permanence ces dernières à une place dévalorisante liée à leur sexe. La sororité est alors un soutien, un lieu de compréhension spontanée, une relation où prendre de la distance et puiser de l’énergie. "On se soutient, on se passe des bons plans. Avec des entrepreneures aussi, nous partageons pas mal de problématiques, on se livre facilement. On parle de tout, mais surtout de relations humaines." ; "Pour moi c’est le lien et le soutien, de femmes entre elles, au-delà du jugement et des différences. C’est à la fois doux et solide", confie une chef d’entreprise.

C’est une force vitale qui permet aux femmes de se relier, de sortir éventuellement de la culpabilité ou de la honte. Cela leur permet de continuer à avancer et de restaurer leurs forces, pour trouver peut-être, à un moment donné, le courage de répondre.

Car l’enjeu est bien celui-ci : de sortir du "besoin" de sororité, de sortir d’une "condition féminine professionnelle". On l’a compris, la loi et les quotas ne suffisent pas. Ce sont toutes les représentations qui sont appelées à se transformer et cela ne peut passer que par une vigilance permanente au langage et aux actes et par une exemplarité des dirigeants.

Non ! Parler d’une collaboratrice en disant "la petite" ou "la miss" n’est pas acceptable. Refuser un poste quel qu’il soit, au prétexte qu’une femme n’a pas encore fondé une famille non plus !

Chaque mot, chaque acte porte une valeur symbolique qui cautionne une représentation. Aux dirigeants de définir et de s’engager dans la transformation en profondeur de celles de leur entreprise car ils sont mécaniquement modèles pour leurs managers. Et un jour, ainsi, la sororité ne sera plus un besoin mais juste un désir de se relier entre femmes parce qu’elles sont femmes, différentes des hommes. Et on ne parlera plus de sororité ni de fraternité en entreprise, mais simplement d’humanité.