Intérim : le digital m'a "tuer"

Le secteur de l'intérim est bouleversé par l"ubérisation. Cette tendance devrait aboutir à de profonds bouleversements dans le classement à venir des réseaux. Les mieux placés pour réussir ne sont pas forcément ceux que l'on imagine...

Dans un récent article dans le JDN, nous présentions l’évolution inquiétante du marché de l’intérim. Nous alertions sur le fait qu’un pan entier d’un secteur stratégique pour notre économie se décompose de plus en plus nettement autour de 2 alternatives : passer sous le pavillon de groupes internationaux étrangers, (Randstad, Adecco et Manpower) ou accepter l’alternative d’ubérisateurs aux pratiques plus ou moins responsables. 
Une voie intermédiaire constituée par les agences d’emploi françaises, affiliées ou non à un réseau, reste possible. Elle dépendra de leur capacité à prendre le virage du digital. Et dans cette compétition vers le "nouveau monde de l’intérim" les mieux placés ne sont pas forcément ceux sur lesquels nous aurions forcément parié.

L'intérim digital : enfin rentable !

Le monde change : la digitalisation du métier rend désormais accessibles et rentables des secteurs jusqu’alors délaissés par les plus grands en raison de coûts commerciaux trop importants. L’entreprise utilisatrice située dans un petit village de Province fait désormais partie de la zone de chalandise de tous les acteurs de l’intérim digitalisé. Finis les coefficients élevés sur des niches territoriales ou sectorielles, le secteur doit maintenant découvrir et s’habituer à une économie de longue traîne où les marges sont faibles pourvu qu’il y ait du volume. 
Selon le cabinet de conseil Optima Conseil : "Les entreprises du travail temporaire ne peuvent plus ignorer l’émergence de nouveaux acteurs qui ambitionnent d’ubériser leur marché". 
Nous percevons, de la part de certaines entreprises qui ont déjà travaillé sur leurs opportunités de marché, une réelle prise de conscience vis-à-vis de l’évolution de leur métier impacté par la digitalisation. D’autres entreprises de travail temporaire, en revanche, se sentent prises au piège dans la "déferlante du digital" sans avoir anticipé cette transformation et craignent alors pour leur pérennité. Elles se sentent démunies faute d’anticipation. 
Enfin, un certain nombre d’entreprises, encore trop peu nombreuses, ont engagé une véritable réflexion pour d’une part définir ou redessiner les pourtours de leur positionnement de marché.

Qui sont les mieux armés ?

La prise de conscience par les dirigeants se fait donc au fil de l’eau et les mieux armés pour gagner la bataille ne sont pas forcément ceux que l’on croit. En effet, la taille ou une position dominante sur certains secteurs peuvent être un frein à la prise de décision alors qu’elles étaient un atout déterminant dans le monde d’avant. 
En tout cas, à l’instar d’un phénomène Kodak que beaucoup de leaders connaissent dans différents secteurs d’activité, ignorance des changements dans l’environnement et immobilisme sont souvent à l’origine de difficultés médiatiques des leaders.Selon Sylvie Le Faucheur, dirigeant d'Optima Conseil : "comme toutes les activités économiques, le monde des acteurs de l’emploi ne va pas échapper à la transformation de ses métiers et de son business model soit par la digitalisation de son offre, soit par la digitalisation de ses process RH. Elle permettra alors de valoriser la fonction de sourcing en se dotant d’outils efficaces, de mieux connaître et fidéliser les intérimaires devenus de plus en plus volatils en répondant à leurs attentes (géolocalisation et disponibilité) et de parfaire la gestion de la relation client pour la construire sur mesure avec chaque client". 

Comment faire face ?

Réussir la digitalisation d’un métier implique des processus internes harmonisés et donc une véritable "industrialisation de la profession". Ainsi les plus en difficulté à l’aune de cette nouvelle ère devraient être les groupes qui se sont constitués par l’addition d’agences, sans véritablement fondre les pratiques locales dans un process commun. 

Dans "l’ancien monde", la taille et le nom de l’enseigne faisaient la différence. Il était alors important de pouvoir conserver localement des marges de manœuvre pour répondre aux demandes de clients exigeants, à la limite parfois de la légalité. Ces choix ont favorisé l’installation de véritables baronnies au cœur des réseaux. Mais les algorithmes à développer ne seront pas ou peu compatibles avec des pratiques d’artisans locaux de l’intérim et ce qui constituait une force précédemment devrait être un frein coûteux aux changements à opérer rapidement. Par contre, ceux qui, dans un tel contexte, arriveront à harmoniser leur processus rapidement, devraient non seulement réussir à prendre le virage du digital mais également gagner en productivité et en rentabilité au bénéfice de leur compétitivité.

A contrario, ceux qui ont pris de l’avance dans l’harmonisation de leur processus semblent les mieux placés pour prendre le virage du digital. La transformation de la profession correspond pour eux à une véritable opportunité de développement. Leur capacité à changer rapidement et à s’inscrire dans la nouvelle donne de leur métier devrait leur permettre d’acquérir de nouvelles parts de marchés. Le développement pourra s’opérer par l’acquisition d’agences locales aux pratiques dépassées ou par une proposition de valeur séduisant de nouveaux clients, jusqu’à présent réfractaires à l’intérim. Les TPE (très petites entreprises) devraient par exemple être intéressées par les nouveaux services rendus possibles grâce aux talents des développeurs d’algorithmes toujours plus performants.

Le tout digital n'est pas le graal

Ceci étant, nous n’imaginons pas que la question de l’emploi puisse être résolue par le tout digital. L’intérim devrait garder sa part d’Humain, ce qui implique une présence locale pour faire la différence. La concentration sur leur cœur de métier permettra d’améliorer la qualité du service rendu ce qui sera possible grâce aux marges de manœuvre offertes par la digitalisation. Selon Sylvie Le Faucheur « l’enjeu pour les entreprises de travail temporaire est majeur car il s’agit pour elles de créer la différence sur leur marché très concurrentiel en valorisant la relation humaine du métier associée à des outils innovants et adaptés à leurs besoins. Dans cette perspective, nous construisons avec elles "l’expérience intérimaire" et "l’expérience client" qui permettent d’identifier les attentes et besoins de chacune des parties prenantes qui influencent leur positionnement de marché et leur marque employeur. Il est devenu urgent d’associer de nouvelles formes de travail, de nouveaux outils digitaux à sa stratégie de développement face à la transformation digitale.

C’est donc une transformation importante qui se joue actuellement dans le secteur de l’intérim. Elle devrait avoir pour conséquence une profonde reconfiguration du métier. Les facteurs clés de succès pour réussir dans ce nouvel environnement sont différents de ceux qui ont permis les belles réussites des décennies précédentes. Le digital va renouveler le métier et redistribuer les cartes. 

Mais le virage est à prendre rapidement car les moyens dont disposent les plus grands sont à la hauteur de leurs ambitions. Dans le cas contraire, comment pourrions-nous accepter que la flexibilité et donc la compétitivité de nos entreprises soient dépendantes d’acteurs de l’emploi étrangers ou soumises à l’acceptation de la fin du salariat par des travailleurs qui n’auront d’autres choix que de s’inscrire dans une nouvelle forme de lien de subordination plus ou moins précarisante ?