"Sun a injecté des vitamines à sa culture d'entreprise !"

La start-up suédoise MySQL, rachetée récemment par Sun Microsystems, n'a pas pour autant vendu son identité. C'est son PDG, Mårten Mickos, qui a mené cette intégration sans douleur d'une culture d'entreprise dans une autre. Rencontre.

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Marten Mickos, Senior VP database chez Sun Microsystems © JDN / Marie Bruggeman

MySQL est un acteur incontournable de la gestion de bases de données, premier éditeur open source du secteur. Il y a trois mois, cette grosse start-up suédoise de 400 salariés était rachetée par 90 fois plus gros qu'elle : un poids lourd de la Silicon Valley, Sun Microsystems. Comme pour beaucoup de rachats, on s'attendrait à ce qu'il ne reste bientôt plus rien de l'identité de la petite souris vite digérée. Mais son PDG, maintenant vice-président senior de Sun, a en tête un autre scénario.

En quoi les cultures d'entreprise de MySQL et de Sun diffèrent-elles ?

Mårten Mickos. Sun a étudié la question dans le détail. Il est apparu que chez MySQL, la hiérarchie est ouverte et plate, les gens n'ont pas peur d'aller parler au patron. Nous sommes orientés vers l'action et privilégions donc les approches expérimentales, quand Sun est beaucoup plus analytique dans ses prises de décision. Une touche d'esprit scandinave est aussi présente, avec son ouverture et son approche égalitaire. Enfin, beaucoup de nos collaborateurs sont de véritables passionnés : pour eux, il y a de meilleures raisons de travailler pour MySQL que l'argent. Voilà sans doute nos principales caractéristiques.

Mais ce sont plus des nuances que des différences majeures avec Sun. Chez ce dernier aussi tout est débattu, les collaborateurs sont avant tout des technophiles, on aime gagner des clients, on traite très bien les salariés... Par contre, c'est fait de façon différente. Chez MySQL par exemple, il y a beaucoup de contacts très informels entre les collaborateurs. Quelqu'un pourra tout à fait envoyer un email à toute l'entreprise pour expliquer en détail pourquoi il a mal à la tête et ne viendra pas travailler ! Chez Sun, les relations sont plus formelles, plus structurées, et l'attention portée aux salariés prend plutôt la forme d'une bonne couverture santé, de programmes de formations... Nous, nous n'avons jamais eu la moindre politique RH. Nous disons simplement : "Rejoignez-nous et travaillez dur !"

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Marten Mickos © JDN / Marie Bruggeman

Vous dites souhaiter conserver votre identité...

Effectivement. Et comme elle est très forte, ce ne sera pas difficile. Mais il est vrai aussi que nous devons changer notre culture. Nous avons toujours eu une culture qui évolue et s'adapte. Aujourd'hui, nous avons encore beaucoup de maturation à faire, comme toutes les start-up, mais il nous faut devenir adultes. Certes, si on veut nous imposer quelque chose qui ne nous convient vraiment pas, je refuserai. Mais il est important que tous chez Sun, nous compris, soient unis autour d'un objectif, d'une vision. Donc MySQL doit s'aligner.

Ceci étant dit, notre "ADN" va aussi influencer celui de Sun. Les uns vont adopter les meilleures pratiques des autres et inversement. Par exemple, nous débattons tellement que nous discutons encore après qu'une décision soit prise. Nous avons des choses à apprendre de Sun là-dessus. De leur côté, ils envient sûrement notre capacité à décider rapidement, sans être entravés par diverses procédures. Je vois cela comme un processus darwinien : ce sont les meilleurs gènes qui vont survivre. Enfin nous avons tout de même 90 % de gènes en commun !

Finalement, les fusions-acquisitions remplissent une fonction indispensable à la survie de l'espèce : renouveler le pool génétique...

Quel serait le but d'acquérir une société si ce n'était pour se revitaliser ? C'est pour cette raison que les "gros" mangent les "petits" : c'est pour eux une injection de vitamines ! Sinon, leur culture devient rigide, lente, complaisante, perd sa capacité à innover, s'alourdit de règles et de procédures... Un peu comme le gouvernement français, finalement !

Notre "ADN" va aussi influencer celui de Sun

Prenez Microsoft. Ils dépensent 2 à 3 milliards de dollars par an pour fabriquer Windows. Linux, en comparaison, évolue beaucoup plus vite pour des investissements considérablement moindres. Chez MySQL, c'est un peu la même histoire : 100 ingénieurs en bases de données font face avec succès aux bataillons des autres compétiteurs. Et ce n'est pas uniquement parce que nous bénéficions des apports d'une communauté : c'est avant tout dû à la "faim de loup" qui caractérise les start-up. C'est d'ailleurs ce que la Silicon Valley a bien compris, en leur portant beaucoup d'attention et de considération. De nombreux pays européens, avec leurs taxes, leurs entraves à l'embauche et au licenciement, n'apportent pas le soutien qu'il faudrait à ce type de structures et aux entrepreneurs audacieux qui veulent se lancer.

Le rachat par un poids lourd américain, c'est pour MySQL une révolution. Comment vos troupes ont-elles pris la nouvelle ?

L'annonce a provoqué un choc gigantesque. D'abord, pendant 15 minutes, ils ont vraiment cru que je plaisantais. Et puis certains se sont mis à pleurer, d'autres se sont mis en colère, d'autres encore ont été dévastés... Il a fallu trois jours pour qu'ils commencent à "voir la lumière".

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Marten Mickos © JDN / Marie Bruggeman

Il restait encore à leur faire accepter les contrats de travail de Sun, très longs et très juridiques. Beaucoup de nos ingénieurs ont commencé par dire : "Non, jamais je ne signerai ça". On a donc beaucoup travaillé sur cette question. En particulier, un de nos grands principes était remis en cause, en matière de propriété intellectuelle. Quand on travaille pour Sun, tout ce qu'on produit est la propriété de Sun. Tandis que chez MySQL, de nombreux collaborateurs travaillent, chez eux, sur des projets personnels... potentiellement concurrents de certaines activités de Sun. Nous en avons beaucoup discuté et nous avons trouvé une solution. Nous avons donc adapté, juste pour MySQL, le texte du contrat standard des 35.000 salariés de Sun. Cela a pris un temps considérable. Sun a été fantastique là-dessus : ils ont changé leurs politiques quand c'était nécessaire et ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour garder tout le monde à bord.

Enfin, nous avons expliqué au mieux les avantages que les collaborateurs de MySQL allaient gagner avec le rachat, notamment en termes de salaire, d'avantages sociaux et d'opportunités de carrière. Ils ont pu peser le pour et le contre et en fin de compte, seuls trois collaborateurs sont partis, peut-être d'ailleurs pour d'autres raisons.

Quel a été le rôle du département des ressources humaines ?

Chez MySQL, il n'est constitué que de trois personnes. C'est donc Sun - dont la DRH comporte 300 personnes - qui a travaillé sur le rachat, de façon aussi à ce que nos RH puissent rester concentrées sur leur tâche principale : le recrutement. Sun a mis plusieurs personnes à plein temps sur le sujet dont le vice-président RH. Et ils n'ont pas mesuré leurs efforts. Ils ont voyagé dans le monde entier pour rencontrer nos équipes, jusqu'à Ijevsk, en Russie, où nous n'avons que cinq collaborateurs... Sans compter les nombreuses conférences téléphoniques qu'ils ont organisées. Dès que nous avions une question, il y avait quelqu'un pour nous répondre. Ils se sont toujours montrés très à notre écoute et ne nous ont jamais rien imposé.

On n'a laissé qu'une semaine aux salariés pour qu'ils acceptent les nouveaux contrats de travail

Quel bilan faites-vous de l'intégration de MySQL dans Sun, trois mois après son rachat ?

C'est incroyable, elle est quasiment achevée. Nous avons déjà pu fermer un certain nombre de comités d'intégration. A tel point que je me dis qu'on s'est parfois montré un peu trop rapide. Par exemple, on n'a laissé qu'une semaine aux salariés pour accepter les nouveaux contrats de travail. On leur a dit : "Mais non, vous n'avez pas besoin de plus de temps, vous le lisez, on en parle et vous prenez une décision". Quoique rétrospectivement, je les sens plutôt contents de ne pas avoir prolongé cette phase d'incertitude et de stress. Et puis il s'agissait aussi de ne pas perdre le mouvement, de conserver notre élan et de continuer à travailler comme tous les jours. Sinon, on risquait une grosse baisse de motivation. Je suis très fier que ce se soit passé si vite et sans conflit.

En quoi consistent ces comités d'intégration ?

Nous en avons mis en place pour toutes les fonctions de l'entreprise : les ventes, le marketing, les RH, les produits, l'ingénierie, le système informatique, la comptabilité... Ils avaient pour vocation de mettre en place un fonctionnement commun aux deux entités. Par exemple pour les ventes, il fallait réfléchir aux nouveaux tarifs, à la gestion des stocks... Le plus souvent, les comités n'ont même pas eu besoin de mon arbitrage. Comme quoi l'intégration s'est faite rapidement mais dans la douceur, grâce à une large délégation de l'autorité.

A titre personnel, n'avez-vous pas l'impression de perdre un peu le pouvoir ? N'avez-vous jamais de regrets ?

Si, bien sûr. J'étais CEO et je ne suis "plus que" vice-président senior. Depuis que j'ai pris ma décision en décembre, de temps en temps je me dis : "Mais pourquoi l'a-t-on fait ? Quel est mon rôle à présent ?". Mais ce sont des émotions, parfaitement naturelles, que n'importe qui éprouverait, et qui finissent toujours par s'évanouir.

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