Bienvenue dans la comédie (humaine) d'entreprise

L'entreprise, une scène de théâtre ? On y joue des rôles pour répondre aux attentes. Mais ce jeu a un coût : pression, perte d'authenticité, frontières floues. Jusqu'où jouer sans se perdre ?

Dans le tumulte feutré des open spaces, des salles de réunion ou des visioconférences, une pièce se joue chaque jour. Pas de rideau rouge, mais des rôles bien définis. Et si le monde de l’entreprise ressemblait davantage à une scène de théâtre qu’on ne le pense ? Cette comparaison, en apparence légère, touche pourtant un point essentiel: chacun joue un rôle. Le manager campe une posture d’autorité, le commercial affiche un sourire rassurant, le cadre dirigeant soigne ses discours. Peu importe l’humeur du jour ou la personnalité réelle : il s’agit d’être crédible dans le rôle attendu.

Comme au théâtre, ces rôles ne sont pas figés. Ils s’adaptent au contexte : formel avec les clients, stratégique en comité de direction, plus spontané en réunion d’équipe. Le sociologue Erving Goffman parlait déjà de cette « mise en scène de soi » dans la vie quotidienne, où l’on ajuste son comportement en fonction du regard des autres et de la situation. L’entreprise, à ce titre, est un théâtre permanent, où l’expression de soi est constamment calibrée.

Mais ce jeu n’est pas sans coût. À force de jouer un rôle trop éloigné de ce que l’on est, on peut finir par se sentir déconnectés, voire épuisés. On parle de « travail émotionnel », ce décalage entre ce qu’on ressent et ce qu’on exprime pour rester professionnel. Cette mise en scène peut avoir des vertus, mais elle a aussi un prix.

Derrière le masque professionnel : trois tensions à ne pas ignorer

1. La perte de soi

La principale tension dans ce processus de « jeu de rôle » est la perte de soi. A force de jouer un rôle trop éloigné de ses valeurs ou de sa personnalité, ne risque-t-on pas de se sentir déconnectés ?   Le fait de masquer constamment ses émotions peut finir par peser. On peut avoir l'impression de ne pas être authentique, de se perdre dans un personnage qui ne nous correspond pas complètement. Le rôle finit par grignoter l’identité.

2. La dilution des frontières entre vie professionnelle et personnelle

Lorsque l’on porte un rôle en entreprise, il devient parfois difficile de faire la distinction entre la vie professionnelle et la vie personnelle. En effet, certains rôles exigent de se comporter de manière très spécifique même en dehors des heures de travail. Par exemple, lors de réunions informelles, d’événements d’entreprise ou de discussions avec des collègues après le travail. Mais cette fusion des rôles ne risque-t-elle pas d’entraîner un sentiment de malaise ?  Car elle suppose d’être constamment dans la peau de son personnage professionnel, même en dehors de l’entreprise et de ne plus savoir quand on cesse de "jouer".

3. L’effet de la « performance constante »

Certaines personnes ressentent un stress constant lié à l’obligation de « bien jouer leur rôle », tout le temps. Elles doivent être à la hauteur des attentes de l'entreprise, ce qui peut générer un sentiment de pression permanent. Si le rôle joué s’éloigne trop de soi, la quête d’être irréprochable peut devenir une réelle source d’insatisfaction. Et cette tension entre l’image que l’on projette et la réalité de soi ne risque-t-elle pas de nuire à la confiance en soi et à l’authenticité ?

Sous les projecteurs, trouver l’équilibre

Pourtant, endosser un rôle en entreprise n’est pas en soi problématique. Cela permet de s’adapter, de gérer des situations complexes avec recul, et même de développer des compétences. Ce jeu social peut même devenir un levier de transformation. Cependant, comme nous l’avons vu, cette pratique n’est pas sans risques : perte d’authenticité, épuisement émotionnel et confusion entre rôles personnels et professionnels peuvent se manifester, si le jeu de rôle est trop intense ou mal maîtrisé.

La clé, c’est l’équilibre. Jouer sans se trahir. Performer sans se perdre. Car le plus beau rôle reste celui que l’on parvient à incarner avec sincérité — même sous les projecteurs du monde professionnel.