Les applis anti-gaspi s'imposent avec la crise
La lutte contre le gaspillage alimentaire est devenue un vrai modèle économique ces dernières années. Des acteurs comme Phenix, Too Good To Go ou encore Geev avancent au pas de charge.
C'est peu dire que les acteurs positionnés sur l'anti-gaspi bénéficient d'un contexte favorable : depuis 2016, la loi Garot interdit aux distributeurs alimentaires de "rendre impropres à la consommation des invendus encore consommables". Le gouvernement actuel, lui, vise une réduction du gaspillage alimentaire de 50% d'ici 2025, un objectif rappelé dans la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) de 2020. Et si cela ne suffisait pas, d'après l'étude Opinion Way-Smartway publiée en mai 2021, 94% des Français déclarent faire attention au gaspillage alimentaire.
"Les consommateurs ont compris l'enjeu économique autour du gaspillage alimentaire", estime Jean Moreau, fondateur de Phenix. Créée en 2014, l'entreprise française spécialisée édite une marketplace qui connecte les magasins et les associations caritatives. Cette orientation B2B, qui représente 70% de l'activité, a été complétée en 2019 par une application mobile anti-gaspillage à destination des consommateurs. L'activité de l'application mobile a été multipliée par six en 2020 : 100 000 paniers ont été vendus en 2019 contre 600 000 en 2020 et 3 millions cette année. La crise sanitaire a nettement contribué à cette accélération. "Les commerçants ont cherché des relais de communication et de vente pour survivre pendant la crise et en mettant à disposition nos 2,5 millions de clients, ils ont pu en fidéliser certains via le drive to store", explique l'entrepreneur. Quant aux consommateurs, 70% d'entre eux utilisent l'application pour des raisons économiques.
Phenix ne laisse pas non plus indifférent les investisseurs : Danone Manifesto Ventures, le fonds d'investissement et d'incubation du groupe Danone, a pris une participation minoritaire dans l'entreprise en février 2020. "Sur ce sujet, l'Europe est plus en avance que les Etats-Unis. Or, le modèle économique de Phenix autour du B2B et du B2C nous a séduit car les retailers, les banques alimentaires, les petits commerces et les consommateurs sont tous impliqués dans la démarche. Nous n'avons pas vocation à faire du business autour de l'anti-gaspillage mais nous souhaitons soutenir l'écosystème car le modèle économique autour du gaspillage alimentaire existe bel et bien", indique Paul Chifflet, head of Europe chez Danone Manifesto Ventures. Une vision partagée par Matthieu Vincent, cofondateur de DigitalFoodLab, cabinet de conseil spécialisé sur la foodtech. "Nous discutons beaucoup avec des start-up mais aussi avec des grands groupes qui s'interrogent sur ce marché. Or, il y a plusieurs modèles économiques autour du gaspillage alimentaire, ce qui révèle la récence du secteur."
Depuis quatre ans et demi, l'application mobile Geev est positionnée sur l'anti-gaspillage des foyers. "Les consommateurs se tournent souvent vers la vente pour donner une seconde vie à un produit mais le process n'est pas très agréable et surtout le taux d'échec est important, 40% de succès en moyenne sur une plateforme. Avec Geev, nous souhaitons populariser le don entre les particuliers", expose Hakim Baka, cofondateur de Geev. D'abord active sur le non alimentaire, Geev propose depuis 2019 une verticale dédiée aux dons alimentaires. L'application a enregistré 12 millions de dons depuis avril 2017, dont 6 millions sur la seule année 2021. "Avec la crise, nous avons constaté une accélération de la déconsommation des usages en ligne et Geev s'inscrit justement dans ces nouvelles habitudes", se réjouit Hakim Baka.
Chacun son identité
Le succès de Geev est en grande partie dû au bouche à oreille car l'entreprise, installée à Bordeaux et qui vise la rentabilité d'ici la fin de l'année, a fait le choix de ne pas investir dans le marketing. Pour gagner de l'argent, Geev propose deux versions de l'application : l'une est gratuite et financée par la publicité, l'autre est payante et propose un abonnement de 3,99 euros par mois sans engagement ou 24,99 euros par an. L'alimentaire ne représente que 10% du chiffre d'affaires. "C'est une part qui grossit progressivement mais la pédagogie est plus longue, affirme Hakim Baka. Gaspiller de la nourriture est embêtant pour les consommateurs mais donner de la nourriture est tout aussi gênant pour eux."
De son côté, Phenix mise sur une vaste offre de la supply chain. "Au-delà de nos produits différenciants, nous proposons des moyens de fidélisation autour des parrainages et des jeux", explique Jean Moreau, le fondateur. Phenix devient interlocuteur des magasins pour repérer les dates courtes dans les rayons. Une fois identifiées, l'entreprise connecte l'application mobile et les associations. "S'il reste encore des invendus, nous les donnons à la SPA et aux centres animaliers, le but étant de parvenir au zéro déchet alimentaire et de promouvoir l'économie circulaire", détaille le fondateur.
Créée il y a six ans au Danemark, l'application mobile Too Good To Go connecte les consommateurs avec les restaurants et épiceries de leur communauté locale en répertoriant les aliments invendus. Déclinée dans 15 pays européens, aux Etats-Unis et au Canada, l'application compte 10 millions d'utilisateurs et 22 000 commerçants en France. Elle s'apprête à franchir la barre des 30 millions de paniers sauvés au mois de novembre, sur le territoire français. Elle a levé 25,7 millions d'euros en janvier 2021. "Notre taux de vente est à plus de 9 sur 10 mais nous sommes plus qu'une application mobile. Nous créons du contenu autour de notre activité sur les réseaux sociaux, notre blog et bientôt notre chaîne Youtube", avance Sarah Chouraqui, country manager France de Too Good To Go. Depuis l'été 2021, les équipes se rendent dans les régions françaises pour agrandir la communauté de commerçants. "Notre but est de prouver aux commerçants qu'ils peuvent gagner des revenus et des nouveaux clients tout en faisant du bien pour la planète."
Les rouages d'un business vertueux
Et les applications anti-gaspillage alimentaire peuvent-elles gagner de l'argent ? Pour l'heure, elles cherchent surtout à se développer. Phenix souhaite prochainement dépasser le champ de l'alimentaire et récupérer des volumes de produits dans la cosmétique et les produits d'entretien. L'expansion géographique, essentiellement en Europe, est également à l'ordre du jour de même que les acquisitions de concurrents européens comme récemment le leader italien Myfoody.
Chez Too Good To Go, "l'argent gagné nous permet de combler les charges fixes, financer notre mouvement et garantir notre expansion car le gaspillage alimentaire n'a pas de frontière", indique Sarah Chouraqui. Cantines scolaires, entreprises, hôpitaux, Too Good To Go veut traquer le gaspillage alimentaire à tous les niveaux. "Nous nous rapprochons aussi des industriels et des usines où les volumes sont conséquents. Notre but est de remonter toute la chaîne de l'anti-gaspillage alimentaire voire un jour d'atteindre la partie production", confie la country manager France de Too Good To Go.
"Bien sûr, nous aurions pu créer Geev sur le modèle associatif en bénéficiant de fonds publics mais notre volonté est d'être indépendant car nous croyons à un modèle économique vertueux", indique Hakim Baka. L'entreprise finalise en ce moment son premier projet B2B : un service de reprise de meubles pour les professionnels du retail. Et si le gaspillage alimentaire n'était qu'une brique du modèle économique de la lutte contre le gaspillage au sens large ?