Green Friday : de la difficulté d'être un marchand vertueux en temps de crise
Pointé du doigt comme symbole de surconsommation mais jour de recettes exceptionnel, le Black Friday est un dilemme pour les commerçants. Depuis 2017, des collectifs de retailers comme "Green Friday" ou "Make Friday Green Again" boycottent cet événement commercial. Un positionnement fort qui représentent des sacrifices importants. "C'est une perte financière, assure Sarah Tayeb, directrice des ventes chez eBay France. C'était notre plus grosse opération commerciale de l'année." Si l'entreprise n'a rejoint aucun collectif, elle a boycotté le Black Friday en 2022 et réitère l'action en 2023.
Selon une étude publiée par Shopify en octobre 2023, 74% des consommateurs français prévoient de participer au Black Friday et au Cyber Monday (le lundi suivant), avec un budget moyen de 182 euros. Ces journées promotionnelles marquent le début de la période des fêtes de fin d'année. Quatre semaines durant lesquelles les e-commerçants réalisent 25 % de leur chiffre d'affaires annuel selon la Fevad.
Réaffirmer son ADN
Lors de l'édition 2022, 1 500 marques et enseignes françaises ont rejoint Make Friday Green Again, contre 700 en 2019, en opposition au Black Friday. Le collectif a été créé en 2019 par la marque de vêtements Faguo, pour qui l'évènement n'était pas compatible avec son ADN. "Ça n'a pas de sens de tenter les gens avec des promotions à ce moment de l'année, note Romain Teissedre, responsable communication et partenariats de l'entreprise. On devrait pouvoir offrir à nos clients des prix "justes", qui ne varient pas, sur des pièces de la collection actuelle." La marque de vêtements certifiée B-Corp n'est pas la première à avoir renoncé à cette journée. En 2017, le vendeur de meuble Camif a été "le premier e-commerçant à fermer son site le jour du Black Friday", affirme son DG Pierre Launay.
"Ce contre-pied du Black Friday est majoritairement suivi par des commerçants de petites et moyennes tailles, analyse Nicolas Paolantonacci, directeur de l'unité Retail au sein du cabinet de conseil MC2i. Ce sont des marques qui, tout au long de l'année, se positionnent différemment par rapport au marché, en termes de volume de production." Depuis un an, eBay France a également rejoint le mouvement, en accord avec son offre. "En 2023, 80% des annonces de la marketplace portaient sur des produits vecteurs d'économie circulaire", note la directrice des ventes. Cette terminologie désigne les objets de seconde main, les pièces détachées ou reconditionnées.
Place à la promotion
C'est au nom d'un positionnement différent sur le marché que ces retailers engagés font résistance. "Camif fait un sacrifice de ventes sur le jour e-commerce le plus fort de l'année, mais ainsi nous touchons des clients qui nous choisissent pour cette cohérence", estime le directeur général de l'entreprise à mission. Ce jour est l'occasion pour ces acteurs de réitérer leurs engagements pour une consommation responsable. Faguo profite de cette période pour rappeler à ses clients de "penser seconde main, réparation et recyclage". De son côté, eBay France fera la promotion de son nouveau service "eBay réparation" lancé à la fin du mois de septembre 2023. C'est aussi une opération de marketing pour Camif : "Aujourd'hui, on mesure les émissions carbones générées par notre production et on les compare avec un produit fabriqué en Chine. Cette année pour le Black Friday, on remplace les taux de promotions par des taux de réduction carbone", illustre Pierre Launay.
Pour le directeur de l'unité "Retail" du cabinet MC2i, ces acteurs ne connaissent pas les mêmes problématiques que les grosses entreprises et n'ont pas besoin, voire ne peuvent pas participer au Black Friday. "On ne peut pas mettre dans le même panier : les marketplaces, moins perméables aux enjeux d'image de marque, qui vendent des produits de milliers de fournisseurs, les collectifs autour du Green Friday soutenus par des acteurs plus "niches" qui ont besoin de construire une identité et une communauté autour de valeurs, et les grandes enseignes dont les périodes promotionnelles font partie intégrante de leur business model", détaille Nicolas Paolantonacci.
Une stratégie hybride
"Chez les moyens et gros retailers, le Green Friday ne peut pas prendre à court terme", affirme Laurent Thoumine, directeur Europe de la division Retail chez Accenture. Les grandes enseignes ont besoin du Black Friday pour liquider leurs stocks excédentaires. Un phénomène renforcé par le contexte inflationniste actuel et le changement climatique. Les hautes températures jusqu'à fin octobre ont négativement impacté les stocks, notamment dans le textile. Selon une étude Accenture, 45% des distributeurs français vont accroître la pression promotionnelle durant cette fin d'année.
Résultat, certaines enseignes tentées par le Green Friday ont dû faire marche arrière ou modérer leurs actions. La marque Aigle ne participera pas au Black Friday mais contrairement à son opération "coup de poing" de l'année dernière, ses magasins et sites resteront ouverts. La griffe de meubles Maisons du Monde, qui avait rejoint le collectif "Make Friday Green Again" en 2020, participera quant à elle au Black Friday en 2023. "La situation n'est pas évidente à l'heure où le trafic baisse et où le pouvoir d'achat des consommateurs est plus limité, argumente Rémi-Pierre Lapprend, directeur RSE et engagement de Maison du Monde. Dans ce contexte particulier, nous avons besoin d'écouler des stocks". Néanmoins, l'enseigne n'entend pas renier ses engagements et profitera de cette période où les consommateurs sont à l'écoute des éléments de communication pour faire la promotion de son offre de seconde main.
Pour Laurent Thoumine, cette stratégie est la meilleure : "Pourquoi ne pas bénéficier des investissements marketing associés au Black Friday pour faire la promotion de produits ou services éco-responsables ?". Nature & Découvertes a rebaptisé l'opération "Fair Friday". L'enseigne propose des promotions le dernier week-end de novembre et s'engage à verser des fonds à la fondation "Nature et Découverte" qui désigne chaque année une association bénéficiaire. La démarche est à peu près similaire chez Kiabi qui célèbre le "Good Friday". A cette occasion, l'enseigne versera 200 000 repas aux Restos du Cœur durant le dernier week-end de novembre. En 2022, elle déclarait ne pas participer au Black Friday, mais proposait tout de même des promotions et réductions durant le mois de novembre. "La transformation de ces entreprises est lente", décrypte le directeur Europe de la section Retail chez Accenture. Selon lui, les gros retailers n'ont pas encore trouvé comment faire du profit autrement qu'avec leur business model classique. "On ne change pas un circuit de sourcing et des conditions de production du jour au lendemain, même si on a des ambitions RSE sur le long terme", conclut Nicolas Paolantonacci.