Commerce en ligne et protection des mineurs : quand deux principes cardinaux se percutent

Carlara Avocats

La liberté de commerce, pilier de l'économie numérique, se heurte désormais frontalement aux exigences d'ordre public posées par la lutte contre les contenus pédopornographiques.

Jusqu’où la liberté de commerce peut-elle s’exercer sans mettre en péril l’ordre public ? Quelle priorité entre l'innovation ou la sécurité ? La fluidité du marché ou la protection des plus vulnérables ? L'affaire Shein a montré que ces principes peuvent entrer en collision directe. Cette tension appelle une clarification urgente de leur articulation juridique.

Comme l’écrivait Victor Hugo, "tout ce qui touche à l’enfant touche au sacré ». Il va donc de soi que la protection des mineurs constitue un impératif juridique justifiant des restrictions aux libertés fondamentales. L’article 227-23 du Code pénal est sans équivoque : diffuser, transmettre ou même acquérir une représentation pédopornographique — qu’elle soit numérique ou physique — expose à sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende, montants portés à 500 000 euros pour les personnes morales. L’affaire Shein l’a rappelé avec force : cette incrimination englobe les objets physiques reproduisant l'apparence de mineurs dans un contexte sexuel.

Le cadre juridique est pourtant robuste. La LCEN (Loi pour la Confiance dans l’Économie Numérique) structure depuis vingt ans la responsabilité des hébergeurs. Le DSA (Digital Services Act) impose désormais des obligations renforcées : retrait rapide, coopération accrue avec les autorités, évaluation des risques systémiques. Deux décrets récents complètent cet arsenal juridique : Le décret n° 2023-454 du 12 juin 2023 a renforcé ce dispositif en encadrant le blocage et le déréférencement des sites miroirs reprenant des contenus illicites, désignant l'Office anti-cybercriminalité (OFAC) de la direction générale de la police nationale comme autorité compétente pour la mise en œuvre de ces mesures. Le décret n° 2025-146 du 18 février 2025 a précisé les modalités de recours devant les juridictions administratives en matière de retrait des contenus à caractère pédopornographique, confirmant le rôle central de l'OFAC. En cas de non-retrait de contenus pédopornographiques sous vingt-quatre heures après notification, l'OCLCTIC (Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication) peut notifier la liste des adresses électroniques aux fournisseurs d'accès Internet afin qu'ils les bloquent sans délai. 

Pourtant, ces garde-fous n’ont pas empêché la commercialisation de produits manifestement illicites. Le problème n’est pas tant la norme que son exécution : vitesse de mise en ligne, volume de contenus, opacité algorithmique. La liberté de commerce bute ici sur un impératif supérieur, celui qui protège l’intégrité de l’enfant. Lorsque la logique économique autorise l’impensable, la régulation doit se faire ligne rouge.

Quels risques pour les acheteurs ?

L’article 227-23 du Code pénal punit de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende le fait d’acquérir, de détenir, de consulter ou de transmettre « une image ou une représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique ». La même disposition érige en délit aggravé la diffusion de telles représentations via un réseau électronique, sanctionnée par sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende.

Les risques encourus par les acheteurs vont bien au-delà des peines de prison et des amendes. Toute condamnation emporte une inscription obligatoire au Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV), pour une durée minimale de dix ans, avec des conséquences professionnelles et sociales majeures, notamment l’impossibilité d’exercer des activités impliquant des mineurs. La jurisprudence récente souligne la fermeté des juridictions : par un arrêt du 12 mars 2025, la Cour de cassation a validé l’utilisation du logiciel Child Protection System (CPS) pour identifier et condamner un individu ayant téléchargé et partagé des fichiers pédopornographiques, confirmant ainsi une interprétation extensive de la notion de représentation au sens de l’article 227-23.

Comment concilier innovation économique et protection des valeurs collectives ?

L’économie numérique repose sur un principe fondamental : la rapidité. Le DSA préserve d’ailleurs le régime de non-responsabilité générale des hébergeurs, reconnaissant la nécessité d’un espace propice à l’innovation. Mais cet objectif n’autorise pas tout. La loi SREN (Sécuriser et Réguler l’Espace Numérique) impose depuis janvier 2025 une vérification d’âge robuste, assortie d’un référentiel à "double anonymat" défini par l’ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). Le contrôle parental est désormais obligatoire sur tous les terminaux depuis juillet 2024.

Ces obligations traduisent une inflexion majeure : la liberté d’entreprendre n’est plus une protection automatique pour les opérateurs du numérique. L’arrêt de la Cour de cassation du 12 mars 2025, validant l’usage du logiciel CPS (Child Protection System), consacre une lecture extensive de la notion de « représentation », incluant les objets physiques. De la même façon, la jurisprudence administrative — notamment l’arrêt du Conseil d’État du 14 avril 2023 — trace la frontière entre liberté artistique et pédopornographie, ne tolérant des œuvres choquantes que dans un cadre strict.

Ainsi se dessine un équilibre délicat : permettre l’innovation sans relâcher la protection des mineurs. Le marché avance vite, mais le droit rappelle que certaines valeurs ne sont pas négociables.

Qui doit trancher lorsque ces principes s’opposent : le législateur, le juge ou le marché ?

La succession récente de textes démontre une volonté politique forte : encadrer fermement les zones de risque. Mais la norme ne suffit pas. Le juge, par touches successives, en dessine les contours : qualification des objets, interprétation de la « représentation », reconnaissance d’exceptions artistiques limitées. Le marché, lui, suit sa propre logique : celle de la vitesse et de l’optimisation.

L’abandon du projet européen CSAR (“Chat Control”), en octobre 2025, a montré que la protection de l’enfance ne peut se construire au prix d’une surveillance généralisée des communications. Entre sécurité et libertés fondamentales, la ligne de crête est étroite.

La réponse ne viendra d’aucun acteur isolé. Elle repose sur une coordination renforcée entre autorités nationales et européennes — OFAC, OCLCTIC, ARCOM, réseaux de coopération issus du DSA — et sur une culture de vigilance numérique que les familles comme les plateformes doivent partager. La lutte contre ces dérives n’est pas une bataille technique : c’est une responsabilité collective.

L’affaire Shein a mis en lumière un conflit structurel : l’économie numérique s’affirme par sa liberté, mais la société se protège par son ordre public. Le droit, plus que jamais, doit assurer leur coexistence. Les plateformes devront assumer pleinement leur rôle, et cesser d’invoquer la neutralité technique pour justifier l’inacceptable. La vraie question est désormais la suivante : comment garantir que l’innovation ne devienne jamais le paravent derrière lequel se dissimulent les pires atteintes à l’enfance ?