Que cache la frénésie d'acquisitions de Salesforce ?

Que cache la frénésie d'acquisitions de Salesforce ? L'éditeur de CRM a procédé à pas moins de dix rachats en 2016. Une boulimie qui donne le tournis à ses actionnaires, partenaires et clients. Quelle cohérence globale donner à cette stratégie de croissance externe ? Le point.

Dix, un chiffre rond. En 2016, Salesforce a réalisé dix acquisitions pour un montant total - en tenant compte des transactions connues - de près de 4,25 milliards de dollars. Un record. Et encore, le numéro un mondial du CRM n'a pas pu mettre la main sur le réseau social professionnel LinkedIn, parti chez Microsoft pour 26,2 milliards de dollars. Si la société californienne a toujours privilégié une politique de croissance externe soutenue avec une cinquantaine de rachats depuis sa création en 1999, l'accélération est notable. De quoi inquiéter le marché.

L'objectif : passer le cap des 10 milliards de chiffre d'affaires dès 2018 

Marc Benioff, le PDG de Salesforce lors de Dreamforce 2014. © Salesforce

Début septembre, après la publication de ses résultats semestriels, Salesforce voyait son action chuter de près de 7 % en une séance à Wall Street en dépit d'un bond spectaculaire de son chiffre d'affaires de 25 % en un an. Le cours n'a pas retrouvé son niveau le plus haut depuis. Les amortissements des acquisitions plombent les résultats et l'éditeur reste dans le rouge avec 37,3 millions de dollars de pertes sur son troisième trimestre fiscal clos mi-novembre.

Patron emblématique de Salesforce, Marc Benioff n'a pas hésité à mouiller sa chemise pour expliquer que ces acquisitions généreront des sources de chiffre d'affaires supplémentaires permettant à sa société de franchir la barre symbolique des dix milliards de dollars dès l'année fiscal 2018 contre 6,67 milliards de dollars sur l'année fiscale 2016.

Des acquisitions qui complètent un positionnement historique

Les acquisitions réalisées par Salesforce en 2016 peuvent se ranger en deux catégories. Il y a tout d'abord celles, traditionnelles, qui viennent compléter le métier historique de l'éditeur, le CRM. La principale d'entre elles a été bien sûr celle de Demandware, une solution de commerce en ligne, en mode SaaS, pour laquelle Marc Benioff n'aurait pas hésité à surenchérir face à Adobe. L'opération a été bouclée pour 2,8 milliards de dollars.

Une brique d'e-commerce faisait effectivement défaut à l'offre de Salesforce. Le groupe comblait jusqu'alors ce manque en s'appuyant sur des éditeurs partenaires comme Magento et PrestaShop - qui commercialisent tous deux des solutions open source bien installées en France. Comment réagira l'écosystème ?

Quip : à mi-chemin entre une suite bureautique cloud et un ChatOps à la Slack

Le changement de modèle rappelle le rachat de SteelBrick pour 360 millions de dollars en décembre 2015. Avec cette opération, Salesforce se dotait d'un outil de configuration d'offres et de génération de devis (Configure price quote, CPQ) alors qu'elle faisait jusqu'alors appel pour ce besoin à des partenaires spécialisés - comme Cameleon ou Cincom.

Deux autres acquisitions bouclées en 2016 sont aussi à classer parmi les emplettes "classiques" de Salesforce : HeyWire d'une part, Quip d'autre part. La technologie de texting du premier a déjà été intégrée à Cloud Service, l'application de Salesforce centrée sur la gestion du support client. Baptisée LiveMessage, elle permet de contacter des clients par SMS ou d'envoyer des messages sur des applications mobiles de chat comme Facebook Messenger.

Quant à la technologie de Quip, elle se présente comme un outil de collaboration temps réel. A mi-chemin entre une suite bureautique dans le cloud et un ChatOps à la Slack, elle permet d'éditer un texte ou une feuille de calcul et de commenter le document en "live". Manager Salesforce chez EXL Group - Talan Solutions, Benoît Flori verrait bien Quip non pas comme une solution "stand alone" mais comme "un add-on" au service de productivité des équipes de vente, du SAV ou du marketing, les populations cibles de Salesforce.

Le cerveau d'Einstein gonflé à bloc

Les autres acquisitions signées en 2016 viendront, elles, enrichir Einstein, la brique d'intelligence artificielle de Salesforce. Après PredictionIO (moteur d'auto-apprentissage), TempoAI (assistant personnel) ou bien RelatelQ (analyse de données relationnelles), la technologie de deep learning MetaMind et l'application d'analyse décisionnelle éditée par la start-up israélienne Implisit viendront affiner l'analyse prédictive de Salesforce en matière de campagnes marketing et de ventes.

Data Management Platform (DMP), Krux va, lui, venir améliorer la personnalisation des campagnes marketing par un enrichissement des profils clients - de la segmentation au ciblage. Enfin, la solution de data discovery BeyondCore contribuera, selon Benoît Flori, à améliorer la prise de décision en apportant un discours contextualisé. "Par exemple, l'idée est d'identifier que vous avez plus de chance de vendre telle solution en Chine si vous pratiquez tel tarif et intégrez tel service", explique l'expert.

Salesforce prévoit d'intégrer BeyondCore à sa plate-forme décisionnelle Wave. Ce qui, selon Rita Sillam, consultante chez Gartner s'exprimant dans un billet de blog, pourrait aboutir à "une plateforme de nouvelle génération mêlant Business Intelligence et Analytics, l'ensemble formant l'acronyme BIA". En tout, pas moins de dix acquisitions de Salesforce ont été consacrées à la constitution d'Einstein, depuis EdgeSpring (Business Intelligence orientée data visualisation) en 2013 à Krux fin 2016.

Sociétés acquises par Salesforce en 2016
Société Montant de la transaction Activité
MetaMind 32,8 millions de dollars Deep learning, fonctionnalités d'intelligence artificielle orientées vente, services et marketing.
Implisit NC Application d'aide à la décision dédiée aux équipes de vente.
Demandware 2,8 milliards de dollars Solution d'e-commerce en mode SaaS
Quip 582 millions de dollars Outil de collaboration temps réel orienté productivité.
Coolan NC Optimisation des infrastructures de centre de données
BeyondCore 110 millions de dollars Data discovery. Analyse des données pour améliorer la prise de décision.
HeyWire NC Gestion de la relation client par texting (mini-messages, SMS...) 
Gravitytank 4 millions de dollars Cabinet de conseil en innovation basé à Chicago
Krux 700 millions de dollars Data Management Platform (DMP). Enrichissement des profils clients, segmentation et ciblage
Twin Prime NC Optimisation de la performance des applications mobiles

La nécessité de donner de la cohérence

Face à une concurrence bien établie en matière d'intelligence artificielle avec IBM Watson ou Microsoft et sa Cortana Intelligence Suite, Benoît Flori estime que "Salesforce n'avait pas d'autre choix que d'adopter cette stratégie de croissance externe et d'éviter ainsi de capitaliser uniquement sur ses efforts de R&D".

Pour autant, "il faut, selon lui, donner de la cohérence face à cette explosion de l'offre et apporter un discours au marché". Alors que Salesforce s'appuyait sur deux piliers - l'automatisation de la force de vente et le service après-vente - il a élargi son périmètre au marketing automation avec le rachat d'ExactTarget fin 2013, à l'analytics (avec Wave) et maintenant à l'intelligence artificielle (avec Einstein).

Salesforce est-il encore un éditeur de CRM ? La question se pose

Salesforce est-il encore un éditeur de CRM ? Oui, pour Benoît Flori, ces nouvelles activités constituant un prolongement naturel de la relation client. Pour autant, l'éditeur gagnerait, selon lui, à rationaliser son catalogue. Alors que certains de ses concurrents s'orientent vers des licences globales de type "all in one", Salesforce propose une dizaine de packages comme Sales Cloud, Service Cloud, Community Cloud, Commerce Cloud ou Marketing Cloud. Car si la performance de la plateforme n'est pas prise à défaut, son coût reste élevé.

Partenaires, intégrateurs et clients ne sont peut-être pas au bout de leurs surprises. La soif de Salesforce ne semble pas épanchée. Rendu public en octobre dernier, un document dont l'éditeur a confirmé l'authenticité dresse la liste de proies potentielles. On y trouve notamment ServiceNow, Tableau Software, Workday ou encore Zendesk. Autant de champions du SaaS dans leurs domaines respectifs, à savoir (dans l'ordre) les processus métiers, la data visualisation, la gestion des RH et le service client à 360°. La société de San Francisco ambitionne-t-elle de devenir une sorte d'ERP nativement cloud ?

Salesforce n'a pas répondu à nos demandes répétées d'entretien à propos de cette série d'acquisitions.