Henri Deshays (Newfund) "La Silicon Valley entre dans l'ère du darwinisme : celui qui s'adapte pourra survivre et grandir"
Partner du fonds d'investissement franco-américain Newfund basé dans la Silicon Valley, Henri Deshays raconte au JDN la crise en cours chez les start-up américaines. Il se prépare à "12 à 24 mois difficiles".
JDN. La crise économique provoquée par le coronavirus frappe violemment les Etats-Unis, avec plus de 10 millions de nouveaux inscrits au chômage en deux semaines. Que se passe-t-il dans la Silicon Valley ?
Henri Deshays. Chez la plupart des start-up il y a eu deux moments. D'abord le choc, où tout le monde commence à travailler à distance et prend conscience des difficultés à venir. Puis une seconde phase, où les chiffres d'affaires se sont dégradés en moyenne de 50%. Ce qui a provoqué une vague de licenciements chez les start-up, car l'autre dégradation résultant de cette crise est celle de l'investissement des fonds de capital-risque. Ces derniers se sont mis en pause, au début parce qu'ils devaient aider les start-up de leur portefeuille, et aujourd'hui parce qu'ils ne savent pas de quoi demain sera fait. Si certaines start-up ont licencié face à une baisse d'activité immédiate, nombre d'autres l'ont fait pour dégager de la trésorerie qui leur permettra de tenir 18 mois sans nouvelle levée de fonds.
Les jeunes pousses américaines disposent-elles de mécanismes d'accompagnement (avances de trésorerie, prêts garantis, chômage partiel...) similaires à ce que l'Etat propose en France ?
Il n'y a pas de système refinancement comme celui proposé par Bpifrance (80 millions d'euros en obligations convertibles, la BPI met 1 euro pour chaque euro mis par un fonds, ndlr). L'Etat a en revanche débloqué 350 milliards de dollars, prêtés directement aux entreprises, avec les banques comme intermédiaires pour vérifier l'éligibilité de leurs clients. Mais les banques ne savent pas bien quels sont ces critères. Et surtout, l'administration américaine a eu la "bonne idée" de plafonner ces prêts et de les octroyer sur le principe du "premier arrivé, premier servi". Toutes les start-up sont donc en train de se dépêcher de monter des dossiers pour espérer en bénéficier. Pour ce qui est du chômage partiel, il n'y a pas de mécanisme officiel aux Etats-Unis, où on peut de toute façon licencier un salarié du jour au lendemain, sans préavis. Mais en pratique, beaucoup de sociétés ont baissé les salaires et les heures travaillées de 30%.
"Le capital-risque sait financer la croissance, mais quand il n'y en n'a plus, il est un peu perdu"
Les start-up peuvent-elles toutes se permettre de réduire la voilure sans détruire leur valeur, tout en économisant assez pour survivre sans nouvelle levée de fonds ?
Malheureusement non. Les plus fragiles, qui étaient en train de lever des fonds et n'avaient pas un potentiel exceptionnel, auront du mal. Et même pour les autres, on ne sait pas encore la dimension que prendra cette crise. Il y a une forte baisse de l'activité partout. Même des modèles économiques tout à fait valables avant la crise ne le sont plus. Des entreprises comme Lime (trottinettes en libre-service, ndlr) étaient sur des business négatifs et comptaient sur les volumes pour faire de la marge. Ces volumes ne reviendront pas. Beaucoup de start-up se disaient "les marges, on verra plus tard". Mais il n'y aura pas de plus tard. Nous sommes passés pour les start-up d'un marché qui valorise la croissance à un marché qui valorise la rentabilité. Le capital-risque sait financer la croissance, mais quand il n'y en n'a plus, il est un peu perdu.
Pour certains, il y avait une bulle des valorisations chez les start-up américaines qui aurait forcément fini par éclater. La situation actuelle n'est-elle pas pire encore que prévue, car on assiste à une crise économique avec remise en question des valorisations couplée à une baisse drastique de la demande ?
"Nous sommes passés d'un marché qui valorise la croissance à un marché qui valorise la rentabilité"
On commençait dès l'année dernière à voir une certaine révision des valorisations des start-up qui sont allées se frotter à la Bourse et qui avaient été survalorisées en phase de croissance. Et désormais, il y a beaucoup de start-up dont le modèle économique ne tient plus, et dont on ne sait pas s'il tiendra après la crise, ou à quel moment il redeviendra valide. A cela s'ajoute l'aspect macroéconomique : bien malin qui qui saura si on entrera en déflation, en récession, ou dans une crise à la 1929. C'est la tempête parfaite. La grande différence entre maintenant et il y a quelques mois, c'est qu'on avait perdu de vue que monter une start-up est difficile et que la valeur attendue d'une telle entreprise est le plus souvent négative. En moyenne, un entrepreneur qui monte une seule start-up ne gagne rien.
Combien de temps cette période difficile peut-elle durer ?
Cela dépendra du stade de maturité des start-up. Les entreprises financées au-delà de 50 ou 100 millions de dollars étaient en croissance et levaient de l'argent pour financer l'acquisition de nouveaux clients, mais ce cycle va s'arrêter. Pour les start-up plus jeunes avec moins de structures de coûts fixes, il peut être plus facile de changer rapidement leur modèle économique et trouver de nouvelles opportunités. On est vraiment dans du darwinisme ou celui qui s'adapte pourra survivre et grandir. Quoiqu'il en soit, je pense que nous sommes partis pour 12 à 24 mois difficiles.
Henri Deshays est partner du fonds d'investissement en captial-risque Newfund. Après un début de carrière en banque d'investissement chez Natixis en France, il s'installe aux Etats-Unis en 2009 pour suivre un MBA à Stanford, où il co-fonde ensuite l'accélérateur de start-up de l'université, StartX, puis une start-up (ModeWalk). Il a rejoint Newfund en 2017.