Stratégie biaisée, étapes brûlées et perte d'agilité : quand les patrons de start-up dénoncent leurs levées de fonds
Les fondateurs de Masteos et Luko, deux start-up placées en redressement judiciaire malgré plusieurs levées de fonds, reviennent sur les conséquences négatives de ce type de financement.
A tort ou à raison, les levées de fonds sont perçues comme un indicateur phare pour mesurer le succès d'une start-up. Plus le montant obtenu est important, plus les fondateurs communiquent dessus. Cela alors que la levée de fonds n'est en rien synonyme de prospérité. D'après une étude de ScaleX Invest, parmi les start-up qui ont passé la série A et qui ont fait faillite en 2023, 70% d'entre elles avaient levé des fonds au cours des trois dernières années.
"Quand on lève des fonds, c'est pour dépenser l'argent pour le dire poliment et pour le cramer pour le dire moins poliment"
Un scénario regrettable subi par Masteos. Ce spécialiste de l'investissement locatif, qui avait levé 60 millions d'euros via quatre tours de table entre 2020 et 2023, a été placé en liquidation judiciaire début 2024. Si l'échec de cette start-up n'est pas directement imputable aux différentes levées de fonds qu'elle a conclues, celles-ci ont quand même eu leur lot d'effets pervers. En tout cas si l'on se fie à Thierry Vignal, fondateur de Masteos : "60 millions d'euros, c'est une sacrée somme. On prend des décisions moins optimales que si chaque centime comptait. Quand on lève des fonds, c'est pour dépenser l'argent pour le dire poliment, et pour le cramer pour le dire moins poliment. Les VC attendaient ça de nous, surtout à l'époque quand l'hyper croissance était davantage recherchée que la rentabilité".
Structure de coûts très lourde
Dépenser sans compter. Quitte à brûler les étapes. Voilà ce que reproche le dirigeant au fonctionnement du capital-risque : "Avec les VC, le deal est d'aller le plus vite possible avec un budget presque illimité. On est devenu le leader de l'investissement locatif en deux ans mais pour cela, on a dû brûler les étapes. Il s'agit d'un jeu dangereux : on avait 9 chances sur 10 de tomber dans le ravin et 1 chance sur 10 de devenir une licorne en très peu de temps". Pour s'assurer que le sens de son propos soit bien compris, Thierry Vignal ose même une comparaison étonnante : "C'est comme prendre des stéroïdes. Les muscles se développent très rapidement mais ces produits détruisent le corps".
A force de "brûler les étapes" avec un "budget presque illimité", Masteos est devenue une entreprise de 400 personnes seulement quatre ans après sa création. La scale-up a perdu son agilité, une donnée précieuse pour s'adapter à un environnement aussi fluctuant que le marché de l'immobilier : "Les taux de crédit immobilier sont remontés brutalement. Notre structure de coûts était devenue tellement lourde que c'était impossible de s'adapter ou d'opérer un pivot. Masteos s'est transformé en paquebot. On voyait l'iceberg se rapprocher mais on ne pouvait pas l'éviter", raconte Thierry Vignal, décidément pas avare en figure de style. "Pour réduire notre structure de coûts, on a licencié 300 personnes. Mais ces licenciements, qui coûtent très chers en France, ont été fatals à notre trésorerie".
Au moment du placement en redressement judiciaire de Masteos, le dirigeant a ressenti une "petite forme d'injustice" : "Les investisseurs ont clairement participé au processus décisionnel de la boîte. Mais les sanctions du tribunal de commerce visent seulement le gérant. Les décisions au niveau business se prennent de manière collégiale et en cas de faillite la responsabilité est individuelle". Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, Thierry Vignal ne regrette pas les différentes levées de fonds conclues par Masteos : "Si c'était à refaire je le referais. La logique voudrait le contraire mais l'aide des VC m'a permis de vivre le frisson entrepreneurial avec une adrénaline incroyable".
"On s'est lancé en Europe alors même qu'on savait qu'il ne s'agissait pas d'une excellente idée"
A noter que Masteos ne demeure pas un cas isolé. Après avoir levé 50 millions d'euros via deux tours de table, Luko a été placée en redressement judiciaire en novembre 2023 (la start-up a depuis été reprise par Allianz). Là aussi, Raphaël Vullierme, cofondateur de l'assurtech, pointe quelques effets pervers liés au fonctionnement du capital-risque. Le premier d'entre eux ? "La réduction des possibilités d'exit". En incitant les start-up à dépenser, les levées de fonds éloignent ces dernières de la rentabilité, au moins à court-terme. Or, il s'avère "extrêmement difficile de se faire racheter par un industriel si l'entreprise n'est pas rentable".
Enfin, le besoin de financement et la nécessité de séduire les fonds qui en découle peuvent mener à des stratégies douteuses. "On s'est lancé en Europe alors même qu'on savait qu'il ne s'agissait pas d'une excellente idée car chaque pays possède ses spécificités en termes d'assurance. Mais pour récolter des fonds, on devait mettre en avant que Luko avait vocation à devenir un champion européen. Notre besoin de financement a biaisé notre stratégie", admet Raphaël Vullierme. Malgré tout, lui non plus "ne regrette pas du tout" d'avoir sollicité des investisseurs. "Dans le meilleur des mondes, c'est mieux de ne pas recourir à des VC. Mais pour certaines catégories de business, l'autofinancement est impossible". Pour celles-ci, la levée de fonds demeure a minima la moins mauvaise des solutions. Même avec ses (potentiels) effets pervers.