La DefenseTech à la conquête des Etats-Unis
Donald Trump a de grands projets pour l'industrie de la défense américaine, et il compte sur les start-up pour l'aider à les réaliser. Le 20 mai dernier, le président américain a dévoilé son projet de "Dôme d'or" ("Golden dome"), un ambitieux dispositif de défense antimissiles multicouche visant à intercepter toute attaque contre le territoire américain, y compris provenant de missile hypersoniques ou tirés depuis l'espace.
Un projet gargantuesque à 175 milliards de dollars, que Donald Trump espère voir déployé dès 2028 et qui rappelle à la fois le Dôme de fer d'Israël et l'Initiative de défense stratégique, surnommée Guerre des étoiles, de Ronald Reagan. Il sera financé grâce à un budget de la Défense de 1 000 milliards de dollars prévu en 2026 (sous réserve qu'il soit approuvé par le Congrès), en hausse de 13% par rapport à cette année, déjà l'un des budgets les plus élevés de l'histoire du pays.
Plus de 1 000 jeunes pousses US de la défense
Pour assouvir ses ambitions, Donald Trump a explicitement déclaré vouloir s'appuyer, outre les grands noms traditionnels de la défense comme Raytheon, Northrop Grumman et Lockheed Martin, sur des acteurs "non traditionnels", en particulier des start-ups qui, depuis quelques années, s'efforcent d'apporter des innovations de rupture à l'industrie américaine de défense depuis la Silicon Valley. Le président américain a déjà appliqué ce type de stratégie par le passé. Lors de son premier mandat, son choix pour diriger la Nasa, Jim Bridenstine, avait ouvert la porte aux acteurs privés du New Space, en tête desquels SpaceX et Blue Origin.
Après des débuts difficiles, les jeunes pousses de la DefenseTech ont su capter l'attention des investisseurs américains, qui ont misé 150 milliards de dollars sur celles-ci depuis 2021, contre 58 milliards sur les quatre années précédentes. Elles sont désormais plus d'un millier à être soutenues par les VCs d'outre-Atlantique.
Parmi elles, on compte bien sûr Palantir, l'entreprise du magnat de la tech Peter Thiel, spécialisée dans le traitement des masses de données. Son succès constitue à n'en pas douter une source d'inspiration. La majorité de son chiffre d'affaires repose d'ores et déjà sur des contrats tissés avec le gouvernement américain. La CIA, l'armée et la police américaine utilisent ses algorithmes pour traquer les terroristes et les cybercriminels, repérer les immigrés illégaux et s'attaquer à la fraude fiscale. La technologie de Palantir a permis l'élimination de Ben Laden, la distribution des vaccins contre le Covid et l'arrestation de Bernard Madoff.
En mars 2024, l'entreprise a remporté un contrat de cinq ans dans le cadre du Project Maven, qui vise à utiliser l'IA à des fins militaires et a récemment vu son enveloppe budgétaire réévaluée à un milliard de dollars. En mai, elle a livré deux premiers dispositifs appuyés sur l'IA à l'armée. Dans une interview accordée au moment de l'entrée en bourse de la société, Alex Karp, son cofondateur et dirigeant, se félicitait de concevoir des "projets de logiciels conçus en partenariat avec notre armée et nos agences de renseignement, dont l'objectif est d'assurer notre sécurité."
S'il est peut-être l'acteur le plus célèbre de ce nouveau secteur de la tech, Palantir est loin d'être le seul. Citons également Anduril, qui vient de s'associer avec Meta afin de concevoir des lunettes de réalité augmentée destinées aux soldats américains. Ou encore Skydio, dont la valorisation est estimée à 2,5 milliards de dollars. Ses drones de combat autonomes équipent le Département américain de la Défense et ont été déployés en Ukraine. Castelion, elle, est une société fondée par des anciens de SpaceX qui entendent mettre à profit leur expérience sur les fusées pour produire des missiles hypersoniques de longue portée utilisant l'IA. Ils ont également décroché des contrats auprès de l'armée pour construire et tester leurs prototypes. Shield AI, de son côté, est une licorne qui conçoit un logiciel d'IA capable de piloter des avions de chasse de façon autonome. Enfin, Voyager Technologies, une société basée à Denver, dans le Colorado, se trouve notamment derrière Starlab, un projet de station spatiale commerciale. Elle doit aussi contribuer à la conception de réseaux satellitaires pour la détection et l'interception de missiles dans le cadre du Dôme d'or, et vient de réussir son entrée en bourse en levant 382 millions de dollars.
Des apôtres de la DefenseTech proches de Trump
Aux yeux de ces jeunes pousses, la seconde présidence Trump constitue une opportunité en or de pénétrer le complexe américain de la défense pour y rivaliser avec les acteurs institutionnels. Outre la volonté affichée du président de favoriser les nouveaux entrants, pour la construction de son Dôme d'or et le fonctionnement de l'industrie de défense en général, nombre d'entre eux peuvent compter sur leur proximité avec celui-ci.
C'est bien sûr le cas de Peter Thiel, l'une des rares figures de l'industrie américaine des nouvelles technologies à avoir soutenu Donald Trump dès la campagne présidentielle de 2016. Mais aussi de Palmer Luckey, le cofondateur d'Anduril, qui s'est également rallié au candidat républicain lors de la dernière campagne. La nuit de l'élection, il s'est félicité publiquement de la victoire de Donald Trump, affichant notamment son optimisme quant à l'impact que sa seconde présidence aurait sur l'industrie de la DefenseTech. Andreessen Horowitz, sans doute le plus célèbre fonds de la Silicon Valley, dont les cofondateurs, Marc Andreessen et Ben Horowitz, ont tous deux soutenu Trump lors de la dernière campagne, publiait de son côté dès 2023 un papier sur la façon dont les progrès de la tech ouvraient de nouvelles perspectives au Pentagone.
Doté d'un entourage plus technophile que lors de son premier mandat, Trump a par ailleurs nommé des acteurs de la DefenseTech à des postes clefs au sein de son administration. C'est le cas d'Emil Michael, un ancien d'Uber qui a investi dans de nombreuses entreprises de la DefenseTech et vanté le potentiel des start-up pour améliorer le fonctionnement de l'industrie. Il occupe le poste de sous-secrétaire de la Défense pour la recherche et l'ingénierie dans le gouvernement Trump. Elbridge Colby, également partisan d'une modernisation de l'appareil militaire américain s'appuyant sur les recettes de la Silicon Valley, occupe aussi un poste clef au sein du Pentagone.
La réélection de Donald Trump s'est accompagnée d'un changement d'état d'esprit au sein de la Silicon Valley. Jadis farouchement ancrée à gauche de l'échiquier politique, celle-ci s'est largement rapprochée de la droite, et, là où elle professait jadis son attachement au mouvement Black Lives Matter et à la cause antiraciste, elle affiche désormais des valeurs patriotiques. Travailler avec l'armée américaine n'est plus tabou, et devient même valorisé.
D'avantage qu'une rupture historique, il s'agit à maints égards d'un retour aux sources. Historiquement, la Silicon Valley, à travers des entreprises comme HP ou Intel, se trouvait au cœur d'un complexe militaro-industriel bénéficiant des commandes du Pentagone, qui reste à ce jour l'acteur numéro 1 du marché public et privé aux Etats-Unis, comme le rappelle Olivier Alexandre, sociologue spécialiste de culture numérique au CNRS, dans son livre La Tech — quand la Silicon Valley refait le monde (Le Seuil, 2023). Rappelons à cet égard que si la Californie est aujourd'hui fermement ancrée à gauche, elle a jadis été gouvernée par Ronald Reagan et avait jusqu'à 2011 un gouverneur républicain en la personne d'Arnold Schwarzenegger…
Reste que l'irruption de la Silicon Valley dans la défense ne va pas sans risques. Elke Schwarz, une professeure de la Queen Mary University of London qui a analysé l'impact de la culture VC sur le secteur de la défense, souligne des points positifs (modernisation technologique, plus grande agilité), mais aussi des problèmes. En particulier, la culture VC favoriserait un état d'esprit très orienté sur la prise de risque, la majorité des projets qui échouent étant compensés par quelques brillantes réussites qui rapportent des gains faramineux.
Dans la défense comme ailleurs, une telle culture, qui pousse les start-up à frapper vite et fort, peut conduire celles-ci à survendre leurs produits, avec des conséquences parfois graves dès lors qu'on se trouve dans le domaine militaire. Le fait qu'une nouvelle application ou un nouvel algorithme d'IA ne tienne pas ses promesses n'a rien de dramatique. C'est plus ennuyeux lorsqu'il s'agit d'un drone militaire ou d'un nouveau système de missile déployé sur le terrain. Un autre risque pointé par la chercheuse est que cette culture VC crée un impératif de rentabilité poussant davantage à la guerre.
Une autre menace, cette fois-ci pour les acteurs de la DefenseTech, est que Donald Trump, réputé pour sa volatilité, se désintéresse de son Dôme d'or sitôt que son attention sera focalisée sur un autre domaine. A cet égard, sa rupture avec Elon Musk n'est pas un bon signe, le milliardaire comptant pour beaucoup dans l'esprit technophile de l'administration Trump, et la relation de SpaceX avec la Nasa offrant un exemple clef en main pour les start-up souhaitant collaborer avec le Département de la Défense.