L’essor du financement participatif doit s’accompagner de règles justes

Répondant à la crise de 2008, le financement participatif est un espoir rendu possible par l’essor du numérique. Céline Lazorthes (Leetchi, Mangopay) et Alexandre Boucherot (Ulule) se prononcent contre les velléités de dérégulation du secteur et pour une régulation plus juste.

En opposition à la récession annoncée, un modèle se développe : le financement participatif, ou crowdfunding. Du projet d’album de musique au projet d’entreprise en passant par la cagnotte associative, “the crowd” prend le pouvoir et finance l’innovation. Nos politiciens sont en ébullition. Barack Obama, Fleur Pellerin, François Hollande, Michel Barnier... Partout le financement participatif est invoqué comme un axe de développement prometteur afin de dynamiser le financement de l’innovation. Beaucoup d'espoirs et une réalité : 5 milliards de dollars seront collectés par les plateformes de financement participatif dans le monde en 2013. Le magazine Forbes estime ce montant à 1 000 milliards de dollars d'ici 10 ans.

Que l'on ne s'y trompe pas, au-delà des projections et du phénomène incantatoire relevé ici ou là, on assiste bien aujourd'hui à un nouveau basculement des usages vers le numérique. Et ce basculement sera massif, pour une raison simple : ici comme dans d'autres domaines, la puissance des réseaux en ligne couplée aux fonctionnalités offertes par les plateformes de crowfunding (transactions sécurisées, outils de publications décentralisés etc.) répond aux aspirations des internautes. Une plus grande proximité et une meilleure transparence des sommes qu'ils sont prêts à investir, à dépenser, à donner ou à prêter. Evidence : Le secteur bancaire est l'un des tous derniers qui n'ait pas été transformé (disrupted, comme disent les anglo-saxons) par Internet. Il est certes possible de consulter son compte ou de passer un ordre de virement en ligne, mais le changement de paradigme vers des internautes acteurs de leur épargne sur des bases participatives ou collaboratives n'en est qu'à ses débuts. C'est dans ce contexte qu'émerge un débat - ici comme ce fut le cas dans d'autres grands secteurs par le passé - sur le cadre réglementaire adapté à ces nouvelles pratiques. Débat qui oppose très schématiquement les dérégulateurs et les autorités locales, auquel nous souhaitons apporter notre contribution en rappelant que des modèles régulés, discrets, fonctionnent et réussissent. Preuves en actions.

Première observation, le crowdfunding n'est pas simplement un phénomène "de crise". Ou, s'il l'est, il est partiellement erroné de corréler son essor à la crise économique actuelle. Il serait plus pertinent de faire remonter son développement à la crise financière de 2008. C'est en effet en partie suite à cette crise et en défiance aux acteurs traditionnels du secteur financier qu'une forte aspiration à "une autre finance" s'est développée sous de multiples formes. Que le crowdfunding puisse contribuer à lutter contre la crise économique actuelle est un fait dont on a sans cesse des illustrations. Mais le mouvement engagé est voué à perdurer bien au-delà des crises, parce qu'il répond à des aspirations fondamentales, symbole d’une société en mutation.

Ce parallèle avec les crises - financière puis économique - est riche d'un autre enseignement. Il est étonnant d'entendre certains acteurs du secteur demander "moins de régulation", quand l'on connaît les racines de la crise de 2008. Récemment, l'affaire Liberty Reserve (une société basée au Costa Rica qui n'était pas soumise aux contraintes des organismes reconnus de transferts de fonds et qui aurait permis le blanchiment de 6 milliards de dollars) a résonné comme un signal d'alarme fort qui devrait rappeler chacun à ses responsabilités : réguler différemment oui, déréguler non !

Qu’en est-il de la réglementation pour ces acteurs ? Un rappel de la législation en vigueur... Selon les modalités de financement retenues, un opérateur de crowdfunding peut être soumis au respect de la réglementation bancaire et financière et, à ce titre, devoir respecter des exigences en termes de capital, d’agrément ou d’immatriculation. En outre, des règles d’organisation et de bonne conduite peuvent s’imposer. C’est la nature des activités exercées qui va déterminer les exigences applicables.

Concrètement, que nous dit la législation ? Pour encaisser des fonds pour le compte de tiers (ou faire des prêts rémunérés), il y a plusieurs options possibles :
- Avoir le statut d’établissement de paiement (agrément délivré par l’ACP)
- Etre agent d’un prestataire de service de paiement (enregistrement auprès de l’ACP)
- Etre intermédiaire en opérations de banque et en services de paiement (IOBSP)

A l’occasion d’échanges menés avec différents intervenants du crowdfunding, l’ACP et l’AMF ont pu constater la diversité des modèles de financement et des services offerts. Aussi, pour permettre aux acteurs de mieux appréhender la réglementation qui les concerne, l’ACP et l’AMF ont décidé de rappeler les textes relatifs à chaque pan d’activité. Il est rappelé que la réglementation française s’applique aux opérations de crowdfunding réalisées sur le territoire français.

C’est dans ce contexte que Leetchi.com (lancé en 2009), acteur européen sur les cagnottes en ligne entre particuliers, a été approché par des plateformes de financements participatifs intéressés par son API pour la gestion des flux monétiques. Leetchi.com a ouvert sa technologie à toutes les plateformes de crowdfunding et Ulule a été la première plateforme à utiliser cette technologie. Pour Ulule (acteur européen basé à Paris), il s’agissait de sécuriser des transactions sur les projets en cours de financement (plus de 8 millions d'euros collectés au total) mais aussi d’offrir un cadre réglementaire adéquat pour tous les porteurs de projets et pour ses partenaires, dont certaines collectivités territoriales et institutions (par exemple avec la Région Auvergne). C’est en décembre 2012 que Leetchi a obtenu la mention d’établissement de monnaie électronique et lancé MangoPay afin de pratiquer son activité en accord avec la législation, et se positionner comme un partenaire bancaire sérieux pour toutes les autres plateformes.

Le financement participatif recouvre des réalités réglementaires très différentes. Les plateformes de financement sans contreparties financières (dons ou souscriptions), de prêt et d'equity n'ont pas les mêmes obligations. Sur le prêt et sur l'equity, il est urgent que la consultation en cours débouche sur des règles claires pour libérer le potentiel du crowdfunding, tout en protégeant le citoyen. Pour ce qui est du financement sans retour sur investissement (souscription, parfois appelé "don contre don"...), il est important de noter que la réglementation permet d'ores et déjà d'opérer de façon transparente et encadrée, pour peu que les plateformes se donnent les moyens techniques et juridiques de respecter la législation. Pour prendre notre exemple : Ulule, service de crowdfunding reward based (sans contrepartie financière), a ainsi noué un partenariat avec MangoPay (Produit BtoB de la société Leetchi.com) pour opérer les paiements de façon sécurisée et encadrée, MangoPay disposant d’un agrément de monnaie électronique. Et ce partenariat fonctionne, puisque ces deux sociétés, françaises - cocorico ! - sont chacune en position de leadership européen.

Attention dès lors de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain ! A trop dire qu'il faut déréguler ou que le financement participatif dans son ensemble serait dans une "zone grise" (vieille antienne sur le Web comme supposée zone de non droit...), certains observateurs et acteurs du secteur risquent de promouvoir une idée à rebours des fondements de ce mouvement, quand ils ne créent pas une confusion nuisible pour le développement d'usages qui reposent avant tout sur un facteur clé : la confiance.

Dernier point, de taille, sur le retard de l'Europe et sur le risque que des services américains opèrent seuls ce secteur. Nous étions à la Commission européenne le 3 juin dernier. Y étaient aussi des acteurs américains qui se faisaient les avocats de quoi ?... d'une dérégulation. De façon paradoxale, la réglementation actuelle, aussi améliorable soit-elle (en tout cas pour les plateformes de prêt et d'equity) a justement permis à des opérateurs européens de se faire une place de choix. Les étapes à venir sont cruciales pour que se développe le financement participatif et pour que les sites français et européens ne soient pas défavorisés par une concurrence internationale qui pèse généralement en faveur des acteurs venus d'outre-Atlantique. C'est la responsabilité de l'Europe que d'harmoniser au mieux les réglementations pour favoriser l'émergence de vrais acteurs pan-européens. C'est la responsabilité de la France que de faciliter cette harmonisation, d'accélérer les règles d'application, mais aussi de faire oeuvre de pédagogie et de promotion autour des nouvelles perspectives offertes par le financement participatif. C'est enfin et bien sûr la responsabilité des plateformes de crowdfunding que d'être très claires vis-à-vis des citoyens comme du régulateur. D'une part sur ce qui peut-être fait à date, d'autre part sur ce qui pourrait être amélioré pour permettre un plus grand bénéfice encore aux porteurs de projets. En définitive, l'essor du financement participatif ne pourra se faire qu'avec une parfaite transparence entre toutes les parties. Ce qui commence par un vrai travail pour documenter les points bloquants, mais aussi pour souligner ce qui marche !


Par Céline Lazorthes (fondatrice & CEO Leetchi - MangoPay) et Alexandre Boucherot (cofondateur & CEO Ulule)

Céline Lazorthes est la fondatrice et dirigeante du groupe Leetchi SA qui édite les services de cagnotte en ligne Leetchi.com (700.000 clients – 45M€ collectés en 2013) et MangoPay.com, plateforme de paiement européenne dédiée aux marketplaces, en marque blanche.

Alexandre Boucherot est cofondateur et dirigeant d’Ulule.com. Ulule.com est le premier site de financement participatif européen sans contreparties financières (« reward based »), opéré en 6 langues depuis Paris et Barcelone. Ulule a permis de financer avec succès près de 2500 projets créatifs, innovants ou solidaires, dont de nombreux projets d’entreprises. Au 1er juillet 2013, le service rassemble 220.000 utilisateurs dans 170 pays.