Certaines levées de fonds responsables d'une forme de dumping dans l'IT ?

Dans un marché du Digital et de l'IT où les créations de start-up se multiplient, accompagnées de levées de fonds de plus en plus importantes, ne devrait-on pas s'interroger sur les potentiels effets néfastes de tout cela sur l'écosystème du numérique ?

Wikipedia nous définit le "dumping" comme étant une "pratique qui consiste à vendre sur les marchés extérieurs à des prix inférieurs à ceux du marché national, ou même inférieurs au prix de revient.". C’est dans ce cadre par exemple que le législateur définit des règles, ô combien contraignantes et strictes, concernant les périodes de soldes pour le monde du retail.

Etant un grand passionné de football, je peux donner aussi l’exemple de la mise en place en mai 2010 par l’UEFA du fair-play financier (FPF) qui est une règle ayant pour but d'empêcher les dépenses excessives des clubs de football professionnels, qui les conduiraient à dépenser plus que ce qu'ils gagnaient dans le but du succès et qui consistueraient une concurrence déloyale vis-à-vis des autres clubs engagés dans la même compétition.Tout cela parait clair et pour le moins compréhensible. Une société a pour objet, entre autre, de faire du profit ou pour le moins d’équilibrer ses comptes et quel que soit l’activité de celle-ci, elle se doit de vendre à un prix de marché.

Tiraillements

Mais force est de constater que depuis désormais près d’une décennie, dans le marché sur lequel j’œuvre professionnellement à savoir celui du digital et de l’IT au sens large, ces principes de bon sens semblent avoir été oubliés ou a minima mis de côté. Alors que les moyens et possibilités de financements pour les entreprises n’ont jamais été aussi aisés (et sur le principe il s’agit là d’une très bonne chose dans le but de mettre en place une activité rentable, robuste et pérenne), le marché du digital se voit tiraillé entre deux mondes radicalement différents.

D’un côté celui des sociétés rentables, comme la société que j’ai la chance de diriger, et dont les éventuelles levées de fonds ont pour but d’accélérer leur croissance qui se doit d’être profitable et équilibrée. De l’autre, celui des start-up, plateformes, sociétés en "hyper croissance", comme on dit, qui au bout de quelques années en sont déjà à leur 4ème ou 5ème levées sur des valorisations de plus en plus élevées. Ce deuxième univers dont tout le monde parle, omniprésent dans les médias : "Tu as levé combien toi ? 10 millions, et toi, 40 millions. Bravo !"

Pertes structurelles

C’est ce deuxième monde sur lequel se porte mon questionnement. Y a-t-il dumping ou pas ? Entendons-nous bien, loin de moi l’idée de stigmatiser ces levées, bien au contraire, car après tout, ce sont des fonds le plus souvent de provenance privée, investis par des investisseurs professionnels et avertis. Je dirai même au contraire "bien joué" aux managers et fondateurs qui ont su convaincre !  il s'agit plutôt de se demander pourquoi ces levées importantes et souvent rapprochées ont lieu.

C’est assez clair. Dans la très grande majorité des cas, ces sociétés perdent de l’argent structurellement, massivement. En d’autres termes, elles brûlent du cash et doivent se ravitailler régulièrement faute de quoi c’est la faillite. Pour un euro de chiffre d’affaires réalisé, c’est bien souvent un, deux ou trois euros de pertes qui s’accumulent.

Investissements marketing colossaux

Et dans le marché du "digital", nous ne sommes pas dans celui de la recherche médicale par exemple nécessitant de longues périodes d’investissement pour fabriquer une molécule et la faire agréer. Ici, bien souvent, la plateforme, le service, le produit est prêt et ces pertes sont dues en grande partie à des investissements colossaux marketing, commerciaux et en recrutement de développeurs et experts tech afin de se développer.

Et c’est là où la distorsion de concurrence et le dumping font leur œuvre à mon sens, ou a minima nous obligent, en tant que professionnels du digital, à nous interroger. Est-il normal que les investissements marketing et commerciaux soient sans lien avec les revenus dégagés ? Et de surcroît bien souvent sur des offres en proximité forte avec des acteurs "traditionnels" rentables ? Est-il normal que les salaires proposés soient sans réalité avec celles que les sociétés profitables, confrontées au marché, peuvent proposer ?

Pour une concurrence saine

Vous l’aurez compris, je ne le pense pas. Je pense qu’il s’agit là d’un dumping latent qui pollue fortement et indéniablement le marché de l’IT en France et dans le monde, qui risque de fragiliser la santé et le développement de sociétés rentables et prospères au détriment de sociétés aux business models parfois incertains.

Je ne réclame pas moins de concurrence, mais une concurrence saine dans laquelle toutes ces sociétés qui lèvent à tour de bras en série, A,B,C,D,… soient contraintes de respecter des règles qu’il conviendrait de définir à l’image de ce qu’a su mettre en place l’UEFA avec son "fair-play financier". Que l’argent levé par exemple serve à financier la R&D, l’innovation, des acquisitions stratégiques pourquoi pas, mais pas l’opérationnel et le business au quotidien. Il en va pour moi de la santé et de l’équilibre du marché IT en France.