Yat Siu (Animoca Brands) "Vendre maintenant les participations dans le Web3 d'Animoca Brands serait comme vendre des actions Amazon en 2002"

Présent à NFT Paris, le magnat de l'écosystème blockchain dans le monde donne sa vision de l'évolution du marché, de l'avenir de ses 380 investissements, et du moment Kodak qu'il promet à l'industrie du jeu vidéo.

JDN. De quelle manière la chute de FTX a-t-elle impacté les activités d'Animoca Brands et de ses filiales ?

Yat Siu est le cofondateur et président exécutif d'Animoca Brands © ©ABOSCH 2017

Yat Siu. Animoca Brands en tant qu'entité n'avait pas investi dans FTX et n'a donc pas été très impacté dans son ensemble. Pour autant, une douzaine d'entreprises de notre portefeuille l'ont été, dont certaines très gravement. Il s'agit pour la plupart de start-up en phase de démarrage. Par exemple, Star Atlas, un jeu blockchain, a été durement touché. La société a perdu une partie importante de son capital qui avait été investi dans FTX, ce qui a réduit sa capacité financière de moitié. Bien entendu, l'impact macroéconomique est également réel, avec notamment la baisse des valeurs des crypto-monnaies. Cette baisse pénalise surtout les entreprises qui intègrent leurs jetons dans leurs calculs comptables, ce qui n'est pas le cas d'Animoca Brands.

Comment l'expliquez-vous ?

Si nous dépendions de la détention de nos propres jetons pour générer des revenus, la situation serait bien différente. Mais nous préférons les conserver pour des usages liés à la gouvernance et pour différentes autres choses. La controverse autour de FTX est liée au fait que l'entreprise a utilisé le FTT, son propre jeton, comme garantie. Ce n'est pas notre méthode puisque nous considérons ces actifs comme hors bilan. En novembre 2022, lorsqu'il y avait des craintes autour de la solvabilité des entreprises du secteur, nous avons d'ailleurs publié des chiffres sur nos finances où nous avions révélé détenir 940 millions de dollars d'actifs numériques.

"La comptabilité appliquée aux cryptomonnaies est loin d'être simple"

Pourquoi ne pas avoir publié vos comptes financiers audités depuis 2019 comme demandé par l'Australian Securities Exchange (ASX) ?

Nous prévoyons de les publier au premier trimestre de cette année. Nous espérions au départ publier le bilan de l'année 2020 en fin d''année dernière, mais 2020 et 2021 ont été des périodes très chargées pour Animoca Brands et la comptabilité appliquée aux cryptomonnaies est loin d'être simple, surtout lorsqu'il s'agit de prendre en compte, ou non, certains revenus. Par exemple, vous ne pouvez pas enregistrer le revenu généré d'un actif numérique tant que celui-ci n'a pas été utilisé dans votre écosystème, même si vous percevez le revenu de la vente. Cela s'appelle le revenu différé. Réaliser ces comptes financiers n'est pas une mince affaire mais nous y sommes presque.

Ce délai de publication serait donc lié à la complexité et au manque de clarté sur les règles comptables à appliquer ?

Le problème est qu'Animoca Brands compte dans son portefeuille plus de 380 filiales et investissements. La plupart de nos investissements ont été réalisés directement à partir de nos réserves de cash, donc depuis notre bilan comptable. C'est ainsi que nous avons par exemple réalisé les investissements dans OpenSea ou Yoga Labs et que nous avons fait l'acquisition de The Sandbox. De ce point de vue-là, Animoca est une entreprise atypique car nous ne sommes pas un fonds VC traditionnel. Dès lors, comment devons-nous valoriser ces prises de participation et quelle valeur accorder à ces actions ? Doit-on se baser sur la valorisation lors du dernier tour de table ? Un commissaire aux comptes ne sera probablement pas d'accord avec cette méthode.

"Les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de mener une politique complètement déconnectée de celles qui sont appliquées ailleurs dans le monde"

C'est une tâche fastidieuse qu'il nous faut réaliser pour des centaines d'entreprises. Lorsque nous avons pris la décision d'investir dans certaines entreprises, nous n'avions pas anticipé ces règles comptables. Nous avons simplement suivi notre instinct vis-à-vis du potentiel de ces sociétés. Par exemple, notre investissement dans OpenSea s'est montré très rentable au fil des années. Pourtant, la valeur de celui-ci se base sur la valeur de l'entreprise à l'époque de notre investissement en 2019.  Nous sommes aujourd'hui le premier actionnaire institutionnel d'OpenSea et le dernier tour de table mené par l'entreprise portait sa valorisation à près de 13 milliards de dollars.

"Je crois que la majorité des NFT seront basés sur l'utilité et auront une fonction pratique"

Vous attendez-vous à davantage de lois contraignantes pour les sociétés de la blockchain, notamment aux Etats-Unis ?

Je crois qu'en réalité la chute de FTX va plutôt conduire à des changements positifs. Car même si la réglementation devient plus stricte, il faut noter que c'est précisément le manque de réglementation qui a mené à cette situation.  Cependant, je ne pense pas que les Etats-Unis peuvent se permettre de mener une politique complètement déconnectée de celles qui sont appliquées ailleurs dans le monde, que ce soit à Hong Kong, au Japon, ou au Royaume-Uni où les politiques sont plutôt favorables au Web3. Le ministre des finances de Hong Kong a ainsi confirmé sa position favorable aux actifs numériques. Le Japon, quant à lui, a mis le métaverse et le Web3 dans son agenda national. La réglementation est une bonne chose et je ne pense pas que cela ait un impact aussi négatif que certaines personnes le craignent.

Quels usages entrevoyez-vous pour les NFT, alors que l'intérêt pour les "collectibles" semble avoir nettement diminué ?

La collection d'œuvres numériques sous forme de NFT n'est qu'un usage parmi d'autres, aussi important soit-il. Pour autant, je crois que la majorité des NFT seront basés sur l'utilité et auront une fonction pratique, que ce soit dans un jeu, un smart contrat, etc. Par exemple, la plateforme éducative Web3 Tiny Tap, filiale d'Animoca Brands, permet aux enseignants de vendre leurs cours sous forme de NFT. Ce format leur garantit de conserver la propriété numérique de leurs contenus éducatifs et de gagner de l'argent lorsqu'ils sont consommés.

En décembre 2022, Animoca Brands a annoncé une nouvelle collection NFT baptisée Mocaverse, contenant 8 888 NFTs "Mocas". Pourquoi les réserver uniquement aux parties-prenantes de l'entreprise ?

L'objectif principal de ce projet est de remercier notre communauté qui nous a aidé à développer Animoca Brands au cours des dernières années. Cette collection est, dans un premier temps, réservée aux investisseurs, employés et partenaires d'Animoca et de ses filiales. Chacun reçoit un NFT et a la possibilité d'en acheter un second. Il s'agit ici de les récompenser de nous avoir fait confiance très tôt en leur donnant une sorte de gouvernance dans nos projets grâce à un système de votes pour certaines décisions. Nous ne voulions pas vendre ces NFT de manière traditionnelle sur le marché car nous craignions d'avoir affaire à des bots. Nous cherchons désormais des moyens pour permettre aux utilisateurs de notre écosystème de pouvoir obtenir également ces NFT Mocas.

"Beaucoup de VC traditionnels ne comprennent pas notre approche"

Animoca Brands regroupe plus de 380 filiales et investissements. De quelle manière comptez-vous créer des synergies entre tous les projets de votre portefeuille ?

Nous encourageons l'interopérabilité entre nos différents projets, notamment entre certains jeux. Nous espérons aller plus loin avec le temps. Pour autant, nous ne souhaitons pas que cette interopérabilité se limite uniquement à l'écosystème Animoca Brands et à ses filiales.  Nous espérons que d'autres éditeurs en dehors de notre écosystème puissent créer des choses également. Par exemple, si un éditeur souhaite développer un service dédié aux propriétaires de terrains sur The Sandbox, il est libre de le faire. C'est tout l'intérêt de la décentralisation permise par la blockchain. Dans le Web 2.0, pour que deux éditeurs collaborent, il faut créer une API,

Quels sont vos futurs projets en termes d'investissements et d'acquisitions ? Est-ce que des ventes sont à prévoir ?

Même si nous enregistrons déjà de très bons retours sur investissement, je ne pense pas que ce soit le bon moment pour réaliser des exits. D'abord car notre conviction dans le Web3 et notre vision sont orientées sur le long-terme. Aussi, parce que vendre maintenant serait un peu comme vendre des actions Amazon en 2002, cela n'aurait aucun sens. Au contraire, nous essayons de faire grandir l'écosystème dans son ensemble. C'est pourquoi nous investissons dans autant de projets, même s'ils ne connaissent pas tous le même niveau de succès. Beaucoup de VC traditionnels ne comprennent pas notre approche. Notre objectif n'est pas d'obtenir un retour de x100 mais de générer de l'activité pour tout l'écosystème Web3. C'est aussi pourquoi d'ailleurs nous n'investissons jamais seuls.

Que manque-t-il selon vous pour permettre aux entreprises qui développent des services sur la blockchain de toucher un plus large public ?

Nous pensons que le jeu vidéo est une bonne porte d'entrée pour proposer au grand public un premier contact avec les actifs numériques. Près de 3 milliards de personnes ont déjà joué en ligne. Si vous demandez à tous les joueurs s'ils aimeraient posséder leur actifs numériques, leur réponse sera unanime. Le problème réside aujourd'hui dans la mauvaise image de la tokenisation. La raison est que les personnes qui se sont d'abord intéressées aux NFT s'adonnaient déjà au trading de cryptomonnaies, et ont traîné avec eux cette image d'un capitalisme numérique où la motivation principale serait la cupidité. Pourtant, je suis convaincu que tous les secteurs seront touchés par cette technologie. Les NFT permettent de garantir la propriété et l'échange d'objets numériques. Pour autant, parmi nos 380 projets et filiales, plus de 130 ne sont pas liés au secteur du jeu vidéo.

"Le secteur du jeu vidéo devrait connaître un grand chamboulement"

Vous vous êtes montré sceptique à l'égard de la vision portée par Mark Zuckerberg pour le métaverse en pointant notamment des investissements insuffisants. Pourquoi ?

Les échanges d'actifs numériques représentent des milliards de dollars, dont 90 à 95 % de la valeur est perçue par les détenteurs de ces actifs. Ces derniers reçoivent donc l'essentiel de la valeur économique tirée de ces transactions. Pourquoi choisiraient-ils de donner une large partie de cette valeur à une plateforme comme Meta qui envisage de prélever une commission de l'ordre de 47% ? La raison pour laquelle Meta doit facturer des frais aussi élevés est que l'entreprise doit financer son infrastructure qui est développée from scratch. A l'inverse, l'un des grands avantages de la blockchain est que toute l'infrastructure serveur est financée par la communauté. Certains se plaignent des frais de transaction, mais ils sont pourtant essentiels pour permettre aux développeurs d'opérer.

Pensez-vous que des grands éditeurs de jeux vidéo puissent être menacés par des concurrents issus du Web3 ?

Le secteur du jeu vidéo devrait connaître un grand chamboulement. Il sera très difficile pour certains éditeurs de passer à la blockchain et ils le feront sans doute sous la contrainte. De nombreuses grandes entreprises de ce secteur risquent de vivre un moment "Kodak". Rappelez -vous comment elles ont réagi lorsque les jeux mobiles sont arrivés. Beaucoup d'éditeurs n'ont jamais cru à leur potentiel. Mais elles ont fini par procéder à des acquisitions à l'instar d'Activision qui a acheté King et son jeu Candy Crush. Dans le Web3, ces acquisitions risquent d'être plus difficiles. Combien d'entreprises du secteur gaming pourraient acheter The Sandbox aujourd'hui ? Cela représenterait forcément un coût important, notamment en raison du fonctionnement basé sur l'échange d'actifs entre utilisateurs.  Il ne faut pas oublier qu'un utilisateur Web3 génère plus de revenus qu'un utilisateur Web 2.0. Chaque intermédiaire opérant sur la blockchain, dont les éditeurs de jeux, a la possibilité de créer ses propres expériences.

Yat Siu est un entrepreneur basé à Hong Kong. Il est le fondateur et PDG d'Outblaze, une entreprise spécialisée dans le secteur du jeu vidéo. En 2014, il cofonde Animoca, un éditeur de jeux mobiles, avant d'en devenir le président exécutif. Animoca Brands est une entreprise spécialisée dans les jeux basés sur la blockchain intégrant les NFTs. La société a fait l'acquisition ou a investi dans différents projets Web3 tels que : The Sandbox, Opensea, Dapper Labs, Axie Infinity ou encore Bored Apes Yatch Club. L'entreprise a été valorisée début 2022 à 5,8 milliards de dollars. Yat Siu est également musicien classique. Il est membre du conseil de la BAFTA (British Academy of Film and Television Arts) et directeur de l'Orchestre des jeunes d'Asie.