PtoP : les conséquences de la dernière décision du Conseil d'Etat

Le Conseil d’Etat permet, depuis mai dernier, aux organismes représentant les titulaires de droits de propriété intellectuelle, comme la SACEM, de poursuivre leurs actions en justice sous de nouvelles formes. Une décision lourde de conséquences ?

Le Conseil d'Etat vient de rendre une décision le 23 mai 2007 (arrêt) qui va permettre aux organismes représentant les titulaires de droits de propriété intellectuelle (auteurs, producteurs etc..), comme la SACEM, de poursuivre leurs actions en justice sous de nouvelles formes. 

Une actions déjà possible...
Ces organismes ont développé depuis 2004 une stratégie de poursuite contre les internautes téléchargeurs devant les tribunaux correctionnels. Pour détecter les téléchargeurs, on peut déjà procéder de manière « artisanale » : un salarié de l'organisme (qui avait prêté serment) se connecte sur Internet et identifiait de manière aléatoire l'adresse IP d'un internaute. Cette adresse est communiquée au Procureur de la République, qui exige du FAI l'identification de l'internaute. Une perquisition au domicile de l'internaute permet de boucler le dossier, qui est ensuite traité par un tribunal correctionnel.
 
La méthode est efficace. Elle présente plusieurs défauts, dont celui, du point de vue des organismes, de reposer sur des traitements manuels. 

... mais qui prend une tout autre mesure  
Pour automatiser le processus de récupération des adresses IP des téléchargeurs, les organismes souhaitent mettre en oeuvre un processus plus automatisé. En résumé, ce système permettrait par une surveillance systématique du trafic sur Internet des logiciels de partage d'identifier les "gros" téléchargeurs : ceux qui récupèrent beaucoup et ceux qui mettent beaucoup à disposition.
 
Puis, le système mettrait en place une "riposte graduée", notion dont on a entendu parler avec l'adoption de la loi DADVSI :

Ø      d'abord l'envoi de mails d'avertissement par le FAI directement,
Ø      ou l'envoi d'une lettre recommandée avec accusé de réception par l'organisme. Cette solution supposerait que le FAI identifie l'internaute, ce qui se ferait après autorisation spécifique d'un juge,
Ø      pour les plus importants téléchargeurs, les organismes voudraient lancer une action en justice devant les tribunaux civils, ce qui constituerait aussi une nouveauté essentielle par rapport à leur stratégie actuelle.
 
Un tel système repose en amont sur un traitement de données à caractère personnel, puisqu'il s'agit de récupérer l'adresse IP des internautes. La loi informatique et libertés du 6 janvier 1978 modifiée par la loi du 6 août 2004 (la  LIL) définit la donnée à caractère personnel comme toute donnée permettant d'identifier directement ou indirectement une personne physique. L'adresse IP est ainsi une donnée à caractère personnel. 

La CNIL, passage obligé 
Pour de tels traitements, la LIL impose de demander l'autorisation à la commission informatique et libertés (www.cnil.fr ).
 
Le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (le SELL) avait demandé et obtenu une autorisation de la CNIL en date du 24 mars 2005 (décision).
 
Les organismes représentant les titulaires de droits musicaux et audio-visuels avaient formé une demande similaire, mais leur demande a été rejetée le 18 octobre 2005 (décision).
 
Ce refus était motivé par la CNIL par le fait que le traitement que voulaient mettre en oeuvre les organismes était disproportionné parce qu'il aboutissait à une surveillance systématique du trafic sur Internet.
 
Le Conseil d'Etat a annulé cette décision par son arrêt du 23 mai 2007, en estimant que le traitement était proportionné, parce qu'il était doublement limité : d'une part, à un catalogue de 10.000 titres, d'autre part, aux échanges provenant de quelques-uns des protocoles "peer-to-peer".
 
 Cela oblige la CNIL à statuer de nouveau sur la demande des organismes. 

Perspectives
Pour le futur, quelques questions restent ouvertes.
 
La CNIL va-t-elle autoriser ce traitement ? oui, très probablement, même si en théorie, elle peut résister à la décision du Conseil d'Etat, par exemple en donnant une nouvelle motivation à sa décision de refus.
 
Les organismes vont-ils déployer la "riposte graduée"? Ce n'est même pas certain. Certains ont pu le promettre (cf. www.journaldunet.com) mais depuis les demandes formulées en octobre 2005, la situation a évolué. Le SELL a lui-même, après 6 mois d'expérimentation, renoncé à cette possibilité.
 
Il faut néanmoins souligner que certains éditeurs isolés ont pris l'initiative de lancer une grande quantité de mises en demeure par lettre recommandée avec accusé de réception (article du journal du net).
 
Si les organismes en cause décidaient de mettre en place le système proposé, on assisterait alors à une nouvelle étape de la lutte contre les téléchargeurs. Au lieu de 400 procès en cours en matière pénale (évaluation selon les déclarations des avocats des organismes en question), on pourrait se retrouver avec des milliers de procès civils.
 
Ceci nous entraînerait vers d'autres difficultés, car les tribunaux français sont très mal outillés (en textes et en moyens matériels) pour faire face à des actions globales. Il s'agirait d'une sorte de "class action" à l'envers : les consommateurs seraient poursuivis par de grandes entreprises. L'action de classe fonctionne, en théorie, dans l'autre sens : de nombreux particuliers ayant chacun subi un préjudice faible se regroupent pour faire valoir leurs droits.