Les acteurs du Web 2.0 vont-ils sortir vainqueurs de la bataille judiciaire ?

Avec l’apparition du Web 2.0, les catégories définies par la LCEN (FAI, hébergeurs et éditeurs, sont durement malmenées par la jurisprudence. Faut-il pour autant jeter à la poubelle les principes posés par une loi qui serait déjà dépassée par les évènements ? Non. Explication.

Les règles qui régissent la responsabilité des acteurs du Net sont posées en France par la loi n°2004-575 du 21 juin 2004, dite de la "Confiance dans l'économie numérique", ou "LCEN", qui définit trois catégories d'acteurs : les fournisseurs d'accès à Internet, les hébergeurs, et ceux qui produisent du contenu, regroupés sous le vocable d'éditeurs.

Avec l'apparition du Web 2.0, les catégories définies par la LCEN sont durement malmenées par la jurisprudence. Faut-il en déduire que le phénomène du Web est réfractaire à toute catégorisation et jeter à la poubelle les principes posés par une loi qui serait déjà dépassée par les évènements ?

Nous ne le pensons pas. Après une brève description des caractéristiques du Web 2.0, nous rappellerons les points saillants de la jurisprudence récente avant d'émettre des propositions pour cerner le régime de responsabilité auquel il nous semble souhaitable de soumettre les acteurs du Web 2.0.

Qu'est-ce que le Web 2.0 ?

Le Web.1.0, qui se contentait d'être le Web tout court, était un système où l'internaute avait un rôle de consommateur : il observait le contenu disponible en ligne et ne pouvait y contribuer qu'à l'aide de connaissances ou de moyens spécifiques. Avec le Web 2.0, chaque internaute est invité à devenir contributeur puisqu'il peut, sans connaissances techniques ou moyens particuliers, mettre lui-même en ligne du contenu de toute nature et de toute origine.

Font partie de cette nouvelle vague : les "wikis", les outils de syndication de contenu, ou encore les "user generated content". Les acteurs du domaine ont bien compris le besoin qu'ont les gens d' "exister" dans ce monde formidablement permissif qu'est le Web, et ils mettent à la disposition de tous des outils qui ne coûtent rien pour accéder au pays où tout est possible. La responsabilité de ces acteurs soulève de nouvelles questions, car ils sont devenus, de façon bien plus créative et proactive qu'aux débuts du Web, les grands facilitateurs de la vie sur la toile.

Les acteurs du Web 2.0 souhaitent se voir considérer comme de simples hébergeurs, ce qui les place dans le régime de "non responsabilité" posé par l'article 6.I.2 de la loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique :

"Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible".

L'article 6.I.7. alinéa 1 de la LCEN dispose, de plus, que les hébergeurs ne sont pas soumis à une obligation générale de surveillance des contenus qui résident sur leurs serveurs.

La responsabilisation des acteurs du Web 2.0 par la jurisprudence

Au travers de trois affaires récentes les magistrats ont souhaité, à des titres divers, faire sortir les acteurs du Web 2.0 de leur régime d'irresponsabilité.

L'affaire Tiscali

Dans cette affaire, les sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics, éditeurs respectifs des séries Blake et Mortimer et Lucky Luke, avaient assigné Tiscali au motif que certaines bandes dessinées étaient disponibles sur un site personnel hébergé chez Tiscali.

En première instance, le tribunal avait constaté que Tiscali s'était comportée comme un simple hébergeur. Mais Tiscali, condamnée pour ne pas avoir détenu les données d'identification du titulaire de la page perso hébergeant les BD contrefaites, comme l'impose la LCEN, avait fait appel du jugement.

Le 7 juin 2006, la Cour d'Appel de Paris a rendu un arrêt qui non seulement confirmait la condamnation de Tiscali au regard de la non détention des données d'identification, mais, surtout, attribuait à Tiscali la qualité d'éditeur, se fondant pour cela sur le fait que Tiscali proposait aux annonceurs des espaces payants sur les pages perso.

L'affaire Myspace

La société Myspace a été condamnée en référé le 22 juin 2007, car une des espaces personnels qu'elle hébergeait permettait de visualiser 35 vidéos de l'humoriste Lafesse. Le tribunal a considéré que Myspace avait le statut d'éditeur car elle impose une structure de présentation par cadres et elle commercialise des espaces publicitaires sur les pages perso.

L'affaire DailyMotion

Le film "Joyeux Noël" pouvait être visionné en "streaming" sur un espace personnel hébergé par DailyMotion. La décision rendue par les magistrats dans la décision rendue par le tribunal de grande instance de Paris le 13 juillet 2007 est très intéressante car elle rompt avec les jurisprudences antérieures, mais elle ouvre une voie qui n'est pas sans risque pour les acteurs du Web 2.0. Le tribunal a en effet condamné DailyMotion à indemniser les ayants droit du film Joyeux Noël, sur la base du raisonnement suivant :

- Dailymotion n'est pas un éditeur car le critère de la commercialisation d'espace publicitaire n'est en rien déterminant pour attribuer cette qualification. DailyMotion est donc simplement un hébergeur.

-Dailymotion ne pouvait pas ignorer que ses services seraient nécessairement utilisés par les internautes pour diffuser du contenu protégé, ce que DailyMotion cautionne implicitement car le contenu protégé attire bien plus de trafic, et génère donc plus de recettes publicitaires, qu'un contenu personnel.

- En conséquence, DailyMotion ne rentre pas dans le cas d'exonération de responsabilité prévu par la LCEN. Dailymotion doit donc répondre de la faute consistant à ne pas contrôler a priori les contenus que les internautes rendent disponibles sur son site grâce aux moyens qu'elle leur fournit.

DailyMotion a annoncé qu'elle avait interjeté appel de ce jugement.

Quelle responsabilité pour les acteurs du Web 2.0 ?

Les acteurs du Web 2.0 ne peuvent être qualifiés d'éditeur sur le seul critère de mise à disposition d'espaces publicitaires.

Les acteurs du Web 2.0 ne peuvent selon nous être qualifiés d'éditeurs, du moins lorsqu'ils restent dans leur rôle de fournisseurs de services autour de l'hébergement de contenu.

L'éditeur se voit en effet céder un certain nombre de droits patrimoniaux, soit par l'auteur directement soit par un ayant droit de celui-ci, en vue d'exploiter une oeuvre et de la diffuser auprès du public. Ce mécanisme est étranger au fonctionnement des plates forme Web 2.0, dans le cadre desquelles l'internaute n'entend céder aucun droit au titulaire de la plate forme, et ce en particulier au cas où il est le légitime titulaire des contenus diffusés.

Par ailleurs le véritable éditeur acquière une exclusivité sur une oeuvre qu'il a choisie et qu'il prend la responsabilité de diffuser. La plate forme web ne choisit rien du tout, elle se contente de mettre à disposition des services.

Dans une véritable activité d'édition, l'espace publicitaire proposé à l'annonceur n'a de valeur marchande que si le support du ou des contenu(s) dont l'éditeur fait la promotion, est effectivement consulté. Or, la plate forme n'a aucune idée de la valeur du contenu diffusé, et engrange mécaniquement des recettes sans qu'elle n'ait aucunement participé à la promotion du contenu soi disant édité. On ne saurait donc à notre avis considérer que la vente d'espaces publicitaires sur un contenu qui n'est ni sélectionné ni même connu par le fournisseur d'une plate forme Web caractérise l'activité d'édition.

Les acteurs du Web 2.0 sont des hébergeurs. Quel régime de responsabilité en découle-t-il ?

Le tribunal de grande instance de Paris, dans sa décision DailyMotion, ne remet pas en cause la qualité d'hébergeur de DailyMotion. Mais les magistrats décident que : "si la loi n'impose pas aux prestataires techniques une obligation générale de rechercher les faits ou circonstances révélant des activités illicites, cette limite ne trouve pas à s'appliquer lorsque lesdites activités sont générées ou induites par le prestataire lui-même".

Les hébergeurs ne pourraient dès lors s'abriter derrière le fait qu'ils "n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère" puisqu'ils auraient nécessairement connaissance de ce type d'activité, qu'ils induiraient et iraient même jusqu'à générer en mettant la tentation à portée de clic des internautes. Dès lors, les hébergeurs commettent une faute en ne procédant pas à des contrôles a priori des contenus mis en ligne.

Nous ne pensons pas que ce raisonnement puisse prospérer, pour deux raisons. La première tient à l'absence d'obligation générale de surveillance posée par la LCEN, qui n'est subordonnée par la loi à aucune condition (article 6.1.7). La seconde en ce qu'il repose sur une présomption de connaissance d'illicéité créée de toutes pièces, qui nous paraît contraire aux principes fondateurs de la construction juridique actuelle de l'environnement de l'Internet et du Web.

L'esprit de la LCEN est de permettre un développement des professionnels du web qui ne serait pas systématiquement entravé par la mise en jeu de leur responsabilité du fait des comportements des utilisateurs. Il en est issu un régime spécial de responsabilité, qui a pris ses racines dans une réflexion approfondie sur la façon de permettre à ce nouvel éco-système qu'est le web de se développer. Il est exact que ce développement ne va pas sans mal et qu'il nécessite des corrections et des adaptations. Mais ces difficultés ne justifient pas de détourner le régime spécial de responsabilité mis en place.

L'hébergeur Web 2.0 doit selon nous rester un simple hébergeur au sens de la LCEN, et sa responsabilité ne doit pouvoir être mise en cause que dans les cas prévus par la loi, sans chercher à créer de toute pièce une présomption de connaissance d'illicéité qui distord le dispositif légal existant. Pour autant, cela ne veut pas dire qu'il faille rester passif devant les débordements que suscitent ces nouveaux services.


Perspectives : responsabilisation des internautes et autorégulation des professionnels

L'internaute qui utilise les facilités mises à sa disposition pour diffuser du contenu protégé est le principal fauteur de trouble et responsable du préjudice subi par les ayants droits. Mais il se pose souvent deux problèmes pour celui qui cherche réparation : le premier est que les personnes physiques ont une solvabilité limitée. Le second est que l'internaute n'est pas toujours identifiable, car malgré l'obligation qui est faite par la LCEN aux hébergeurs de conserver les données d'identification des personnes qui éditent du contenu sur le Web, il est courant que ces données soient fausses. Il y a donc à cet égard une marge de progrès importante, tant au regard de la collection d'informations fiables d'identification par les hébergeurs que du renforcement de la lutte contre les pratiques contrefaisantes.

Restent les protagonistes professionnels : ayants droits de contenus protégés d'une part, fournisseurs de plate forme d'autre part. Ils se livrent ces temps-ci une bataille judiciaire acharnée. Mais la solution aux difficultés rencontrées est tout autant technique que juridique car la nature humaine étant ce qu'elle est, les internautes continueront à diffuser du contenu protégé dès lors qu'ils n'en sont pas empêchés techniquement.

Les ayants droits se doivent donc de protéger leurs contenus par des mesures techniques appropriées, faute de quoi il nous semble qu'ils participent à leur propre préjudice. Ils ont d'ailleurs commencé à le faire, mais il est vrai que l'opération n'est pas toujours facile et qu'il en résulte des coûts non négligeables. Corrélativement, les sites de partage vidéo doivent mettre en oeuvre des systèmes de filtrage et de contrôle à l'état de l'art, et compatibles avec les dispositifs de protection mis en oeuvre par les ayants droits.

Pour autant, il ne nous paraît pas pertinent d'imposer de telles mesures techniques de façon systématique car elles seront très contingentes des évolutions technologiques, et risquent de ne pas être 100 % efficaces.

C'est exactement ce qui se passe en matière de sécurité informatique, où les forces du bien et du mal se livrent une guerre incessante, les uns pour découvrir des failles et les autres pour les combler. Comme en matière de sécurité, il n'existera jamais de "zéro défaut" mais des dispositifs adaptés, mises en place de façon ciblée, permettront sans doute d'éviter la prolifération des "mauvaises" pratiques chez les internautes.