Mathieu et son répertoire vivant, une vision ou une chimère ?

Le répertoire téléphonique est un enjeu majeur pour les différents acteurs télécoms en particulier avec le développement de nouveaux usages

Par Henri Tcheng, Benjamin Blasco, Jean-Bernard Pagès

Depuis quelques mois, la saga publicitaire du "répertoire de Mathieu" présente les offres et services d'un opérateur mobile en les incarnant de façon distrayante : la scène se déroule sur une vaste plaine aux accents bucoliques, symbolisant le répertoire, où tous les contacts se promènent, se rencontrent et échangent. Les amis se rapprochent de la famille, le traiteur chinois du banquier. La liberté permise par des communications illimitées semble permettre une vie sociale démultipliée.

Cette métaphore simple, ludique et originale dénote dans un milieu télécom technophile, où l'accent porte ordinairement sur l'innovation. Cet opérateur nous rappelle ainsi que le répertoire ou carnet d'adresse est un pivot essentiel dans l'utilisation des services. Son ergonomie peut même favoriser l'usage des SMS ou de la voix, qui sont des services rémunérateurs pour l'opérateur.

Mais pour confronter cette métaphore à la réalité, le répertoire de nos terminaux actuels ne ressemble pas beaucoup à celui de Mathieu. Toute la dimension pratique, sociale et innovante, si naturelle dans la saga publicitaire, y fait plutôt défaut dans la plupart des terminaux sur le marché : on ne sait pas si les amis de Mathieu ont des connaissances en commun, Mathieu ne sait pas si ces contacts sont disponibles ou disposés à lui répondre, il ne sait pas où ces personnes sont physiquement. Souvent nos carnets d'adresse sont partiellement remplis, l'adresse postale de ses amis et la carte géographique pour savoir où leur domicile se trouve manquent, mon répertoire disparait en cas de perte ou de remplacement de mon téléphone.

Certains services commencent à apparaitre sur le mobile, mais généralement en retard par rapport aux frustrations des clients ou aux services existants sur d'autres supports. En effet, beaucoup de ces fonctionnalités, et notamment celles liées à la présence se sont répandues sur internet, via les Messageries Instantanées, les messageries mail ou les réseaux sociaux.

Sur MSN, par exemple, la petite bulle de couleur (verte, orange, rouge ou grise) permet facilement de savoir si une conversation avec un ami est envisageable ou possible. Cela va même au-delà de sa simple disponibilité car elle couvre aussi toutes ses informations de "vitalité" (son humeur, la musique qu'il écoute, sa localisation, sa date d'anniversaire ou le moyen de le joindre, i.e. par tchat, voix ou visio). La vitalité du répertoire favorise naturellement les opportunités d'échange.

Si sur Internet, ces fonctionnalités semblent classiques, les opérateurs et les constructeurs de terminaux mobile avancent prudemment sur ce nouveau type de répertoire. Les informations relatives à la présence posent les bases d'une rupture radicale dans la manière de concevoir les services : les changements de comportements qu'il pourrait engendrer sur le téléphone mobile ne sont pas encore parfaitement connus. Par exemple, ce service, et notamment le statut indisponible, pourrait impacter l'usage lié au répondeur vocal et donc le trafic entrant (toujours rémunérateur) pour l'opérateur. 

La protection du répertoire est pourtant clé pour tous les opérateurs français - Orange, SFR ou Bouygues Télécom - qui ne veulent pas se limiter à n'être qu'un tuyau transportant de l'information. La menace de désintermédiation des acteurs Internet (Google, Facebook et consorts) est décuplée avec la croissance exponentielle de ces acteurs. Les usages sociaux étant désormais solidement ancrés parmi la population jeune, le risque de voir ces futurs clients se détourner des répertoires classiques pour les réseaux sociaux se traduirait en une baisse de l'usage des services de messagerie "traditionnelle" (SMS en tête). Les risques sont pour le moment contenus car les portes d'entrée des acteurs Internet se limitent encore à quelques terminaux et des forfaits couteux (iPhone en tête), mais pour combien de temps encore ?

Pour rendre incontournable leur répertoire enrichi, les opérateurs devront faire face à un défi majeur : atteindre une masse communautaire critique. En effet, si seuls quelques amis partagent leurs présences ou leur localisation avec moi, le service est moins attractif. Ils jouissent de sérieux atouts pour mener ce combat : leur maitrise de la relation client et leur relation privilégiée avec les fabricants de terminaux mobiles pour intégrer des services en "natif". Il faut donc permettre à tous les répertoires de se parler, quel que soit l'opérateur des amis de Mathieu.

Ces dialogues entre répertoires supposent donc au moins l'interconnexion des informations de présence des différents opérateurs. Rappelons nous que l'histoire des Télécoms, c'est justement la normalisation par des standards de l'échange entre les réseaux et services des opérateurs.

Plusieurs projets d'interconnexion sont en cours de réflexion ou en travaux, dont l'initiative 'Rich Communication Suite'. La promesse de cette initiative est ambitieuse : la standardisation et l'interconnexion, à horizon 2010, des services enrichis de téléphonie, de messagerie et de présence. Il est intéressant de noter que pour la première fois, opérateurs, fabricants de terminaux et éditeurs de services se réunissent pour développer des services de communication convergents. Le modèle économique reste à définir mais la monétisation du service à des Tiers n'est pas exclue.

Ce projet d'ouverture ne bride en rien la capacité d'innovation ou de différenciation de chaque opérateur, puisque la réalisation du service final reste encore à la charge de celui-ci.

Les répertoires, aussi vivants que celui de Mathieu, doivent être donc vus comme un brique d'innovation et un levier de (re)conquête pour les opérateurs sur le terrain des réseaux sociaux, à condition d'oeuvrer de manière coordonnée et de permettre une expérience client de qualité. Et dans le jeu concurrentiel, il n'y a pas de portabilité des carnets d'adresse, à l'inverse des numéros mobiles, lorsqu'on change d'opérateur : sachant que la banque dont on change rarement est la banque chez qui on a son coffre, on voit l'intérêt d'être le dépositaire du répertoire de ses clients !