Jeux vidéo : un marché de milliardaires avec un droit quasi inexistant
Aujourd'hui, on compte plus de 28 millions de joueurs de jeu vidéo en France, que cela soit par le biais d’ordinateurs, de consoles ou encore des smartphones. En 2011, l’industrie mondiale du jeu vidéo a généré un chiffre d’affaire d'environ 52 milliards € (dont 3 en France).
L’industrie du jeu vidéo s’est très largement développée depuis une vingtaine d’années et aujourd’hui elle représente un chiffre d’affaire plus important que celui du cinéma.
En 1986, les juges de la Cour de Cassation avaient reconnu que le jeu vidéo pouvait être protégé par le droit d’auteur dès lors qu’il était original. Mais il existe plusieurs régimes applicables au sein du droit d’auteur et malgré le succès et la place prédominante du jeu vidéo sur le marché des loisirs depuis plus de 15 ans, aucun régime ne semble encore aujourd’hui lui correspondre. C’est pourquoi le député Patrice Martin-Lalande a remis au Premier Ministre le 21 décembre 2011 des propositions afin de sécuriser le cadre juridique du jeu vidéo.
I – Les contributeurs du jeu vidéo
La création d’un jeu
vidéo nécessite l’intervention d’un grand nombre de personnes. Ainsi, il y a
des postes qui sont fondamentaux dans tous les processus de création de jeu
vidéo et ce, quelque soit la structure du studio de développement.
Il y a toujours un
scénariste qui va écrire l’histoire du jeu, tâche ardue étant donné qu’il doit
prévoir toutes les pistes explorables par les joueurs. Son rôle est donc
fondamental, car c’est lui qui pose la base du jeu. Une fois le synopsis écrit,
le Game Designer pose les principes du
jeu, son ambiance ainsi que sa mécanique. Le ou les graphistes ont pour mission
de transcrire l’histoire du Scénariste et les idées du Game Designer en images
2D ou 3D (le plus souvent). Une fois les personnages dessinés, l’Animateur
intervient afin de mettre en mouvement les personnages, les objets et
l’environnement du jeu. Le Sound Designer et le Compositeur gèrent toute la
partie musicale du jeu. L’infographiste va ensuite retranscrire sur ordinateur
les volontés de l’équipe de création. Enfin intervient le Programmeur qui aura
comme rôle de rassembler, tous les éléments visuels et sonores, c’est lui qui
« réalise » le jeu.
Aujourd’hui se pose la
question de savoir si ces intervenants, qui ont un rôle déterminant dans la
création du jeu vidéo, sont considérés comme des auteurs du jeu vidéo, ou du
moins de leur contribution au jeu vidéo, et ainsi sont titulaires de droit
d’auteur ou si au contraire, seul le studio de développement qui finance et est
à l’initiative du projet dispose seul des droits sur celui-ci ?
En principe, dès lors
que la contribution a un caractère original son créateur devrait être considéré
comme auteur. Mais dans la pratique, il arrive fréquemment que la création du
jeu vidéo requiert plus de 100 personnes qui sont toutes dirigées par un
directeur de création et donc la liberté de création apparaît limitée.
Dans ce cas de figure, l’attribution de la qualité d’auteur apparaît bien
souvent aléatoire au regard du morcellement du travail artistique. Cependant
dans les petites structures, les contributeurs tels que le scénariste, le
graphiste ainsi que le compositeur se verront plus facilement reconnaître le
caractère original et identifiable de leur contribution, de laquelle
découleront les droits d’auteurs.
Néanmoins, dans la
pratique, les contributeurs du jeu vidéo sont, la plupart du temps, des
salariés du studio de développement ou embauchés exprès par le studio de développement,
ils ne se voient pas reconnaître la qualité d’auteur et perçoivent une
rémunération forfaitaire.
Alors la question se
pose de savoir qui est auteur et titulaire des droits d’auteur sur le jeu vidéo ?
II – La titularité des droits d’auteurs sur le
jeu vidéo
La Cour de Cassation
s’est penché sur la question à plusieurs reprises surtout à cause de litiges
qui opposaient les compositeurs de musique et les studios de développement.
Néanmoins, à une
reprise, elle s’est penchée sur la qualité de scénariste ; en effet dans
un arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 2 avril 2004, les juges avaient reconnu
à la scénariste la qualité d’auteur car elle avait fourni « un apport
artistique discernable concernant le scénario du jeu, son déroulement et la
structure de l’intrigue ».
Cependant il faut
distinguer la titularité des droits peut varier en fonction de la qualification
juridique du jeu vidéo ou encore de son mode d’élaboration.
a ) Qualification du jeu vidéo par rapport à
sa nature
Les juges de la Cour de
Cassation ont assimilé pendant quelques années le jeu vidéo à une œuvre
logicielle ce qui avait pour conséquence de soumettre le jeu vidéo à un régime
dérogatoire du droit d’auteur. Cela
permettait à l’employeur de détenir les droits patrimoniaux sur un jeu vidéo créé
par ses salariés dans l’exercice de leurs fonctions. Ainsi les contributeurs du
jeu n’étaient pas titulaires des droits sur le jeu vidéo. Cette qualification a
néanmoins été exclue par la Cour de Cassation en 2009 du fait que le logiciel
est évidemment une composante du jeu vidéo mais qu’il ne peut pas être
considéré comme l’élément prédominant de l’œuvre.
La question s’est
posée de savoir si les jeux vidéo pouvaient être qualifiés d’œuvres
audiovisuelles et ainsi, être soumis au régime du droit d’auteur spécifique à
l’œuvre audiovisuelle. En effet tout comme les films, le jeu vidéo est composé
de divers éléments visuels et sonores. Cette qualification représentait
quelques avantages pour le studio de développement notamment dans le cas où l’un
des co-auteurs refuserait d’achever sa contribution, le studio aurait la
possibilité de passer outre son inaction et de faire achever sa contribution
par un tiers. De plus, sous cette qualification, les droits d’exploitations sont
présumés cédés exclusivement au studio de développement (en contrepartie d’une
rémunération). Cependant cette qualification ne prenait pas en compte la
principale caractéristique du jeu vidéo à savoir son interactivité.
Ainsi, en 2009, la
Cour de Cassation a rendu l’arrêt « Cryo », qui a définitivement mis
un terme à la qualification des jeux vidéo de logiciel unitaire ou d’œuvre
audiovisuelle.
L’arrêt Cryo a posé
comme principe que le jeu vidéo est une œuvre complexe et donc il doit être
soumis à une qualification distributive. Cette qualification signifie que pour
chaque composante sera appliquée le régime affilié. Ainsi pour la musique, le
scénario, le graphisme, sera appliqué le droit commun du droit d’auteur alors
que le logiciel sera régi par le droit d’auteur dérogatoire s’appliquant au
logiciel.
Aujourd’hui encore, c’est
la position de la Cour de Cassation. Ainsi, dans le cas où un studio de
développement créerait un jeu vidéo avec ses salariés, il devrait obtenir d’eux
la cession de droits d’auteur, sauf pour la personne créatrice du logiciel, qui
verra ses droits patrimoniaux immédiatement dévolus sans qu’un autre écrit que
son contrat de travail soit nécessaire.
b ) Qualification du jeu vidéo par son
processus de création
Néanmoins il existe
deux autres régimes possibles qui dépendent du mode d’élaboration du jeu vidéo
et qui ont un impact direct sur la titularité des droits d’auteur.
Celle que les studios
de développement trouveront la plus avantageuse est la qualification d’œuvre
collective. Le jeu vidéo peut revêtir cette qualité dès lors qu’une personne
physique ou une société joue le rôle de promoteur c’est-à-dire choisit les
contributeurs, leur donne les instructions, regroupe leurs apports respectifs
et diffuse l’œuvre finale.
Ainsi, dans ce cas
précis, le studio de développement ne devrait pas établir de contrats de
cession de droits d’auteur avec les divers contributeurs et serait titulaire
des droits d’auteur du jeu vidéo, pris dans son ensemble. Cependant, il faut
être vigilent, car cette cession tacite ne concerne que la 1ère exploitation
du jeu vidéo et ne permet pas d’exploiter les contributions indépendamment du
jeu vidéo. Ainsi, il faut veiller à établir pour toute exploitation secondaire
ou dérivée des contrats de cession de droits d’auteurs.
Celle que les auteurs
et/ou salariés trouveront plus respectueuse de leurs droits est la
qualification d’œuvre de collaboration. L’œuvre de collaboration consiste en plusieurs
collaborateurs qui dans un esprit d’inspiration commun vont chacun apporter une
contribution personnelle et vont se concerter pour créer l’œuvre finale. Ainsi
s’il s’agit d’une commande de jeu vidéo, le studio de développement devra
contracter avec chacun d’eux un contrat de cession de droit d’auteur, car
chacun d’eux est co-auteur du jeu vidéo. C’est notamment cette qualification
qui a été retenue très récemment dans un jugement rendu par le Tribunal de
Grande Instance en date du 30 septembre 2011. En l’espèce il s’agissait d’un
compositeur qui avait composé la musique d’un jeu vidéo. Les musiques composées
par le compositeur étaient également exploitées séparément du jeu vidéo par
l’éditeur. Après son licenciement, l’auteur a fait valoir que l’éditeur n’avait
jamais requis son autorisation pour exploiter et reproduire les morceaux.
L’éditeur rétorqua que le compositeur n’avait pas la qualité d’auteur dès lors
qu’il avait agit sur l’instruction de son employeur. Le litige fut porté devant
le Tribunal de Grande Instance qui statua que le Compositeur est bien l’auteur
des œuvres musicales et en conséquence est titulaire des droits d’auteur. Par
cette interprétation, le Tribunal de Grande Instance qualifie le jeu vidéo
d’œuvre de collaboration. Ce qui signifie que chacun des auteurs des
contributions aura la qualité de co-auteur sur le jeu vidéo et donc son
exploitation nécessite à tous leurs accords car ils sont soumis au régime de
l’indivision. Notons, cependant que cette décision fait l’objet d’un appel et
la Cour d’Appel devra se prononcer dans les mois à venir.
III – Les conséquences liées à la qualité
d’auteur
Une des premières
conséquences concerne la rémunération du contributeur. En effet, le
salarié/contributeur qui ne se verra pas attribuer la qualité d’auteur percevra
une rémunération forfaitaire, c’est-à-dire un salaire indépendant de
l’exploitation du jeu vidéo. La
rémunération sera différente si les salariés sont perçus comme des auteurs, car
en contrepartie de la cession de leur droit, le principe (qui reconnaît des
exceptions) énonce qu’ils percevront une rémunération proportionnelle au prix public
d’achat conformément aux dispositions de l’article 131-4 du Code de la propriété intellectuelle. Pour les
auteurs, cette rémunération serait avantageuse au regard des chiffres dégagés
par l’industrie du jeu vidéo et le nombre sans cesse croissant de ventes de
jeux vidéo.
Les studios de
développement de jeu vidéo ne sont pas sensibles à l’idée de devoir reverser
des recettes d’exploitation, et voir les contributeurs disposer d’un droit
moral inaliénable sur leur contribution, et ainsi promeuvent la qualification
d’œuvre collective.
Néanmoins il faut
souligner que le fait d’attribuer des droits d’auteurs aux contributeurs et
donc de les rémunérer comme tels peut s’avérer avantageux pour les studios de
développement qui ainsi évitent la lourde fiscalité qui pèsent sur les
salaires.
Une conséquence
importante de la détermination des auteurs est relative à
l’internationalisation du marché du jeu vidéo. En effet pour commercialiser un
jeu vidéo et contracter avec des éditeurs anglo-saxons, ces derniers veulent
s’assurer au moment d’exploiter les droits que le studio de développement en
est bien titulaire. En effet dans la pratique, les studios de développement de
nationalités différentes sont mis en concurrence pour l’exécution de commande
de jeu vidéo. Or les éditeurs de pays étrangers sont parfois réfractaires à l’idée
de contracter avec les studios français car ils n’ont pas de garantie quant à
la cession des droits relatifs aux jeux vidéo.
De plus, quelle que soit la cession
de droit d’auteur, en France il existe le principe de l’inaliénabilité du droit
moral. Ainsi, même si une clause prévoit qu’un contributeur cède ses droits
moraux au studio de développement, la clause sera nulle et non avenue. En
conséquence, le droit moral qui comprend entre autre, le droit de paternité
(l’auteur peut exiger que son nom soit mentionner sur tous les supports de
l’œuvre), le droit au respect de l’œuvre (l’auteur peut interdire toute
modification de l’esprit de l’œuvre sans son accord) reste toujours attaché à
l’auteur, sauf le salarié créateur du logiciel qui voit son droit moral réduit
au minimum.
Les éditeurs étrangers sont donc réticents à commander des jeux
vidéo en France ce qui cause un désavantage pour les studios de développement
français. A l’étranger, la situation est différente, la plupart des pays
prévoient des mécanismes simplifiés de dévolution des droits d’auteur d’un
salarié à son employeur de sorte que les
studios de développement sont titulaires des droits d’auteur et sont libres de
les céder en toute sécurité et légalité aux éditeurs.
Ainsi, comme nous
l’avons souligné au début de cette chronique, des propositions ont été remises au
gouvernement néanmoins celles-ci n’apportent guère de solutions aux difficultés
présentées ci-dessus, elles ont pour objet de favoriser la discussion entre
tous les acteurs de la filière du jeu vidéo afin qu’ensemble ils se mettent
d’accord sur un régime juridique à adopter. Aujourd’hui le cadre juridique du
jeu vidéo reste précaire, voire inexistant. Il faut donc s’en remettre à la
jurisprudence à venir qui essaiera de combler ce vide juridique et rester
vigilent concernant la rédaction des contrats de cession d’auteur et des
contrats de travail.