Le Comité Olympique, médaille d’or de la censure

Pour organiser les Jeux Olympiques, le CIO a obligé Londres à se plier à des règles drastiques et à signer un contrat lui octroyant les pleins pouvoirs : lois d’exception, police privée, contrôle des médias, fermeture de commerces, tweets et pages Facebook sous contrôle, police du langage et de l’habillement…

Dans une précédente chronique, intitulée ACTA, la preuve que l'enfer reste pavé de bonnes intentions…, j’avais expliqué pourquoi ce qui était présenté comme un accord "commercial" offrant à tout pays intéressé un cadre juridique commun de “lutte contre la contrefaçon et le piratage”, pouvait être à la fois la meilleure et la pire des idées. Le Comité International Olympique (CIO), à l’occasion des Jeux 2012, nous offre un aperçu saisissant des conséquences que pourrait avoir un tel traité s’il était ratifié et appliqué.

Ne plus parler de jeux... Olympiques !
On assiste à Londres à une véritable prise de contrôle, par le CIO et ses sponsors, des espaces olympiques mais aussi publics dans lesquels s’impose, pendant toute la durée des Jeux, une loi d’exception. Sommé de marcher Adidas, de manger McDo, de boire Coca ou Heineken, de téléphoner Samsung et de payer Visa… le spectateur ne peut porter de tee-shirt arborant une autre marque qu’officielle pas plus qu’il ne peut venir avec son pique-nique. "Jeux Olympiques" est devenu une expression contrôlée qu’on ne peut utiliser sans accord préalable ni sans avoir payé la redevance imposée. Ainsi, BFM TV parle maintenant de "Jeux d’été" pour évoquer ceux dont on ne peut plus prononcer le nom ; et quand les sponsors parlent des "Jeux Olympiques", d’autres, journalistes ou entreprises privées, de peur de s’attirer foudres et sanctions olympiques, préfèrent évoquer désormais les "O Games".

Comment ce scénario digne du roman de George Orwell 1984 est-il devenu réalité ? Une loi, dépassant très largement les contenus des traités ACTA, PIPA, SOPA, en est à l’origine : "The London Olympic Games and Paralympic Games Act", voté en 2006. Son objet : étendre la protection des droits de propriété intellectuelle liés à l’événement, donner les pleins pouvoirs au CIO pour les faire respecter et créer des sanctions pénales spécifiques. En effet, le CIO impose à chaque ville candidate aux Jeux de prévoir la protection de la marque olympique, que ce soit en amendant une loi déjà en vigueur, ou en en créant une nouvelle. Grâce à cette disposition, le CIO peut, tous les quatre ans, prendre possession de l’espace public, dicter ses propres règles et les imposer.

Police privée
À Londres, deux agences ont été spécialement créées à son intention : le LOCOG (London Organising Committee for the Olympic Games and Paralympic Games), chargé d’organiser le show 2012, et l’ODA (Olympic Delivery Authority), en charge des infrastructures, des accès aux sites, du respect du planning mais aussi de la sécurité, de l’ordre et de la protection des intérêts des sponsors. Pour assurer cette mission, l’ODA dispose d’une flotte de près de 300 agents, véritable petite milice de protection des marques qui, vêtue de capes et coiffée de casquettes violettes, arpente les rues de Londres et les sites où se déroulent les épreuves. À tout moment, ces agents ont le pouvoir d’entrer chez les commerçants comme dans les entreprises privées pour y effectuer les contrôles qu’ils jugent nécessaires et détecter les utilisations considérées illicites des mots, logos et signes distinctifs associés aux "Jeux Olympiques". 

En pratique, certains se retrouvent dans des situations totalement délirantes, comme en témoigne un article du National Post daté du 23 juillet. Ainsi, une grand-mère de 81 ans a été inquiétée pour avoir tricoté un pull de poupée destiné à une œuvre caritative et mis en vente pour la modique somme de 1,63 $. Parce qu’il arborait de minuscules anneaux olympiques, l’objet du "délit" a dû être retiré de la vente pour éviter toute poursuite judiciaire !

Un café londonien, pour avoir eu l’outrecuidance d’aligner dans sa vitrine 5 pains en forme d’anneaux (bagels), s’est attiré les foudres des contrôleurs. Il a dû lui aussi obtempérer et retirer sa composition. Mêmes causes, mêmes effets pour un boucher de quartier tout content d’avoir façonné le logo des JO à l’aide de saucisses, ainsi que pour une fleuriste sommée de retirer de la vente ses compositions aux 5 couleurs olympiques.

Même les parents de Kate Middleton, la compagne du Prince William, se sont mis hors la loi en proposant à la vente sur leur site Internet des mugs où étaient inscrits les mots "2012" et "Games" ! Ils font l’objet d’une enquête… Et que dire des 800 commerces de restauration rapide auxquels il a été interdit de vendre des frites, de peur de fâcher McDonalds, sponsor officiel !

Marque folle
En votant le "The London Olympic Games and Paralympic Games Act" et en transférant à un organisme privé, le CIO, certains de ses droits régaliens (faire la loi, la faire respecter par une police dédiée, accorder des grâces moyennant redevances…), l’État anglais semble bien avoir abandonné une partie de sa souveraineté. En avait-il vraiment mesuré les conséquences ? Le maire de Londres lui-même s’en inquiète fortement et s’en est pris au Premier Ministre, David Cameron, en publiant en première page du Financial Times une bannière publicitaire dénonçant la "folie" de la marque olympique. 

Le législateur se doit d’être prudent. Le CIO est aujourd’hui si puissant qu’un État en désaccord avec lui pourrait se voir refuser l’organisation des Jeux dans son pays. Difficile de revenir en arrière. Mais, dans des conditions aussi drastiques, l’économie locale peut-elle en tirer profit ? Déjà, Le Monde rapporte que, selon la BBC, une quarantaine de commerces situés autour des sites olympiques dénoncent l’effet dévastateur des JO sur leur chiffre d’affaires et s’apprêtent à entamer des actions en justice. Rappelons en effet que si les revenus du marketing olympique (diffusion, parrainage, billetterie et licences) profitent directement au CIO et aux organisations appartenant au mouvement olympique, c’est la ville désignée qui investit dans l’organisation des Jeux. Ceux de Londres ont quand même coûté la bagatelle d’environ 9 milliards de livres aux contribuables britanniques. Pour ce prix, notre boucher londonien devrait avoir le droit de façonner ses saucisses à l’image des anneaux olympiques !

Rappelons également que le CIO fut l'un des deux seuls organismes au monde (l'autre étant la Croix Rouge) à demander à l'ICANN une protection totale de ces marques dans le cadre du programme d'ouverture des nouvelles extensions. Là où la Croix Rouge s'est contentée d'argumenter de la nature unique de ses droits au niveau mondial, le CIO a préféré menacer d'actions judiciaires le régulateur du nommage. Menaces efficaces, puisque le Conseil d'administration de l'ICANN a très rapidement obtempéré en demandant l'inclusion de protections sur les termes olympiques dans son programme. Et tant pis pour ceux qui pourraient légitimement revendiquer, comme la compagnie Olympic Air par exemple...

"C'est la première fois que le verrouillage est total", commente Patrick Clastres, spécialiste de l’histoire du sport et de l’olympisme envisagés sous l’angle du politique et du culturel, auteur notamment de Jeux olympiques. Un siècle de passions (éd. Les Quatre chemins, juin 2008). Pour lui, en effet, le CIO a besoin "d'une dictature ou d'un pays ultralibéral pour imposer ses règles". Une position qui mérite réflexion alors qu’est déjà évoquée une possible candidature de la France aux Jeux de 2024.