Retour sur les destins croisés de Pixmania et Photoways

Sur la distance, la seule chose qui compte pour créer une solide valeur économique pérenne, c'est d'avoir des avantages concurrentiels clairs dans des secteurs aux economics favorables. Le management anglo-saxon qui remplace les Rosenblum va élaguer le business sans état d'âme pour se concentrer sur les seules bonnes parties, celles jouissant de véritables avantages concurrentiels.

Après avoir racheté 77% de Pixmania pour 266M€ en 2006 (soit une valorisation de 345M€), l'anglais Dixons vient de racheter les 22% de parts des frères Rosenblum pour 10M€ seulement d'après ce qu'on a pu lire (soit une valorisation de 45M€).

Les frères Rosenblum quittent l'entreprise, Dixons déclarant ouvertement que Pixmania est confronté à de très sérieux challenges, a perdu 25M€ sur l'exercice s'achevant en avril 2012 avec un CA en baisse de 9% à 665M£, et que l'acquisition des 22% restant lui permettra de "prendre les actions décisives pour améliorer la performance"… 

Avec le départ des Rosenblum, je ne peux m'empêcher aujourd'hui de penser aux destins à la fois croisés et parallèles de Photoways et Pixmania, puisque nous nous sommes tous les 2 lancés en 2000 lors de l'éclatement de la bulle, que nous avions initialement pas mal discuté ensemble, et que nous avons aussi eu nos heures d'intense rivalité, y compris au delà du business.

Reprenons donc l'histoire.

En 2000, je lance Photoways.com sur le modèle de Shutterfly aux US (donc un copycat) et initialement Les Laboratoires Parisiens (LLP) de la famille Rosenblum ont le projet de lancer un service comparable, Pixmania. Analysant rapidement que le marché du tirage photo en ligne serait initialement bien trop étroit, ce qui était de facto parfaitement juste, ils prennent la décision de se focaliser sur la vente d'appareils photo numériques, un secteur en plein essor qui semblait alors propice à l'eCommerce : gros panier moyen, petit poids et volume raisonnable, etc.

A l'époque, le parc d'appareils numériques proprement dit était tellement faible qu'un certain nombre de mes concurrents du tirage photo sur Internet décident d'avoir plusieurs cordes à leur arc pour faire du chiffre : certains proposent des tirages photo pour appareils argentiques classiques (service de numérisation + impression), et d'autres décident comme Pixmania de vendre des appareils numériques, activité apportant évidemment énormément de chiffre d'affaires.

Photoways décide par contre de rester strictement et totalement focus sur une seule activité, le tirage photo sur Internet pour appareil numérique. Jamais l'idée de nous diversifier m'a effleuré : le business du tirage photo apportait alors des marges brutes variables très confortables (plus de 80%), nos (rares) clients de l'époque étaient extrêmement satisfaits, revenaient souvent et faisaient du bouche à oreille positif, donc je me disais qu'il fallait simplement attendre que le marché mûrisse. La croissance très forte du parc d'appareils numériques et l'arrivée du haut débit devaient forcément faire décoller le marché. Alors, en continuant de servir parfaitement nos clients, en maîtrisant nos coûts fixes, et en ayant assez de cash pour tenir le temps qu'il fallait, ça devait marcher.

Bien évidemment, le CA de certains de mes concurrents de l'époque qui vendaient aussi des appareils numériques (ie PhotoReflex) était très largement supérieur au mien. Et je suppose aussi qu'en 2000 ou 2001 le CA de Pixmania devait être des dizaines de fois supérieurs à celui de Photoways, mais le plus important et de loin est que j'avais moi un business aux economics vertueux que je maîtrisais de mieux en mieux, comprenant intimement les besoins de mes clients, innovant régulièrement avec de nouveaux formats, etc.

Je me rappelle aussi avoir dit à l'un de mes confrères de l'époque qui vendait des appareils numériques : "ok, tu fais du chiffre, tu en fais plus que moi, mais tu ne gagnes pas d'argent la dedans et tu n'y as d'ailleurs aucun avantage concurrentiel donc ça ne tiendra pas..". Et à propos d'avantages concurrentiels justement, Pixmania avait lui racheté le grossiste Japan Diffusion, sécurisant ainsi son sourcing, un move smart et pragmatique de nature à lui apporter un "edge" clair.

En 2002, 2 ans et demi après les débuts live de Photoways (26 juin 2000 précisément), pourtant parti avec une longueur de retard vs certains concurrents comme Photoweb ou Colormailer, ou alors beaucoup moins de cash que d'autres comme PhotoReflex ou Fotango, nous nous étions imposé comme le leader en France dans le tirage de photo par Internet, avec une part de marché que j'estimais alors autour de 40%.

Et fin 2002, Pixmania se rappelle à notre bon souvenir en arrivant à son tour sur le marché du tirage photo en ligne avec "myPIXmania". Mais dans les faits, en 2004, 2 ans après leur lancement, alors que Photoways faisait 6M€ de CA (et était bien rentable avec en gros 10% d'EBIT) myPixmania n'en faisait lui que 2M€, selon les dires de Steve Rosenblum rapportées dans Les Echos, en mars 2005.

Ce qu'il s'est passé, c'est que ces années de focalisation extrême sur le tirage photo numérique en ligne nous avaient permis d'acquérir de véritables avantages concurrentiels : forte notoriété et excellente image de marque aidant l'acquisition de nouveaux clients, parfaite maîtrise de la production nous donnant la capacité d'innover sans cesse et d'avoir une très bonne maîtrise des coûts, ce qui nous a aussi permis de faire de petites guerres de prix, etc. 

A mes actionnaires à l'époque j'expliquais que je prenais le pari que myPIXmania ne réussirait pas sur le terme à nous battre : Pixmania avait un ADN de commerçant et revendeur de produits avant tout, or l'activité de Photoways était aussi et surtout une activité industrielle, une activité de service et d'innovation produit. J'analysais donc les secteurs comme extrêmement différents, nécessitant un ADN, des compétences et des avantages concurrentiels spécifiques, et je ne voyais donc pas Pixmania s'imposer dans notre pré carré.

Fast forward…

En 2012, Photoways, après il est vrai plusieurs acquisitions (celle de PhotoBox - qui était leader sur le marché anglais - que j'ai menée en 2006 avant de quitter et revendre la société, MoonPig en 2011, etc), est l'archi leader européen du secteur avec bien plus de 200M€ de CA et un très enviable taux de rentabilité nette à 2 chiffres…. MyPixmania est bien plus petit et Pixmania, sur l'exercice 2011-2012, a perdu environ 25M€.

En 2011 Photoways, sous la houlette de mon successeur depuis 2007 Stan Laurent, reste encore en forte croissance organique, alors que Pixmania (le groupe global) a lui reporté une baisse de 9% de son chiffre d'affaires.

Enfin, je suppose que la valorisation de Photoways doit aujourd'hui être supérieure à 300M€, alors que les 22% de Pixmania des frères Rosenblum ont été rachetés pour 10M€, soit une valorisation de l'ensemble de 45M€.

Le problème de Pixmania sur le canal eCommerce (et il n'est clairement pas le seul à l'avoir), est pour moi double et profond :
  • Une  problématique sectorielle : l'eCommerce est un métier de chien, aux marges atrocement basses presque par définition (une multitude de concurrents one click away, des consommateurs qui ont un dramatique pouvoir de comparaison…) et bien peu de pure players y gagnent de l'argent, et surtout pas chez les généralistes. 
  • Une problématique de concurrence : Amazon est devenu un mastodonte, et à coup d'investissements massifs au fil des ans, il jouit aujourd'hui d'avantages concurrentiels majeurs, à tous les niveaux : largeur de l'offre, prix, qualité de service, etc. Amazon apporte aux consommateurs tout ce qu'ils veulent, et ce bien mieux que ses concurrents. C'est totalement bluffant. Cela n'est pas étonnant, Jeff Bezos a toujours été totalement customer-centric avec un principe simple '"start with what the customer wants then work backwards" et a toujours investit (très lourdement) pour parfaire l'expérience client, ce qui n'est pas le cas de ses concurrents généralistes qui n'ont soit pas eu ce focus, soit pas eu les moyens, et souvent les 2. Sur le segment eCommerce, Pixmania, et comme d'autres acteurs généralistes, n'a pas pour moi le moindre avantage concurrentiel vs Amazon. Par ailleurs, la pieuvre de Seattle comme je l'appelle est devenu un modèle hybride et il est certain qu'il fait son (très maigre) bénéfice avec ses activités en dehors de l'eCommerce (web services divers, FBA, etc).
Alors, si Dixons estime que sans les Rosenblum à la tête ils pourront "prendre les actions décisives pour améliorer la performance",  je crois que ça va fondamentalement rester difficile pour eux sur la partie eCommerce classique.

Mais ceci étant, j'ai bien l'impression qu'ils en sont parfaitement conscients et ont une démarche anglo-saxonne très pragmatique, laissant de côté l'ego que peuvent naturellement avoir des fondateurs avec leur "bébé" qu'ils avaient développé de leurs mains, comme on peut le deviner dans les déclarations de Dixons :
  • Ils disent d'une part vouloir se focaliser sur "les parties de Pixmania qui délivrent un véritable avantage concurrentiel" et d'autre part que l'activité eCommerce de Pixmania "continue de connaître de très sérieuses difficultés". On peut donc se demander si, comme RueduCommerce, la stratégie ne va donc pas être de fortement pousser la galerie marchande et de sérieusement limiter l'eCommerce traditionnel et arrêter plusieurs segments sur lesquels ils n'ont pas d'avantages concurrentiels particuliers..
  • En parallèle, eMerchant est au cœur de leur "very successful UK multi-channel business" et la reprise des commandes de Pixmania "leur permet d'assurer la stabilité et la flexibilité pour continuer d'améliorer l'expérience client de ce business". En clair, la plateforme eMerchant est clé pour l'avenir de Dixons.
Leur chance éventuelle pour finir par avoir un modèle économique acceptable est peut-être aussi de continuer à fortement développer le multi-canal en France, autrement dit le retail. Sacrée ironie pour une société née par et pour le web ! Mais après tout, c'est le sens de l'histoire, j'ai déjà expliqué, et c'est d'une logique implacable, qu'il ne restera demain quasiment plus aucun acteur de taille pur "pure player". On aura des dizaines de milliers de très petites boutiques en ligne hyper spécialisées, fonctionnant car elles n'auront que très peu de coûts fixes, mais des acteurs de taille qui resteraient pure player, non, je n'y crois pas..

Au final, leçons business de tout cela ? 

Rien ne sert de faire la course au chiffre d'affaires, pour créer une vraie valeur tangible et une société pérenne sur le long terme, la seule chose qui compte c'est d'avoir des avantages concurrentiels majeurs dans des secteurs aux economics favorables.

Il faut garder ce principe simple en tête et, au fil du temps, n'aller que là où on peut réellement avoir un avantage concurrentiel, et être ensuite toujours obsédé par le renforcer, ce qui commence par délivrer exactement ce que veulent les clients, et cela mieux que ses concurrents. 

Rien ne sert de faire la course au CA, de se monter la tête avec des millions ou des centaines de millions d'€ de CA générés, il faut essentiellement faire la course à la qualité intrinsèque du business ! Et un business est de qualité quand on jouit d'avantages concurrentiels solides et pérennes.

Tiens, ça pourrait aussi servir à Groupon, ça, non !?